La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2022 | Semaine 51

Vous pensiez vous passer de nous cette semaine ?
À la Gazette, nous prenons congé seulement la semaine prochaine !

Le temps pour vous de lire notre dernier numéro qui concerne :
  • une proposition de loi sur les aides publiques pour renforcer la résilience des forêts françaises ;
  • les dérives potentielles du biométhane.

Bonne lecture et n’oubliez pas de nous mettre sous le sapin !

Merci à vous, lecteur⋅trice⋅s de la Gazette, pour votre engagement et vos retours sur nos analyses. Petite mention spéciale à tous les Shifters qui ont contribué de près ou de loin à la publication des articles de l’année 2022 (environ 90 au total !).

À l’année prochaine ! (oui, nous étions obligés de la faire…)

Sommaire

Notre sélection de la semaine

Questions émissions

Notre sélection de la semaine

Renforcer la résilience des forêts face aux effets du dérèglement climatique

Proposition portée par Mathilde PANOT, Hendrik DAVI, Nadège ABOMANGOLI et 77 député.e.s

Cette proposition de loi vise à renforcer la résilience des forêts au dérèglement climatique, notamment en réservant les aides publiques pour la mise en valeur et la protection des bois et forêts aux opérations qui augmentent les puits de carbone et conservent les habitats forestiers, à l’exclusion par exemple des plantations monospécifiques. Elle vise également à introduire, dans les documents de gestion forestière, des mesures de préservation de la biodiversité et de prévention des effets du dérèglement climatique et des incendies. Enfin, elle envisage de financer un programme de recherche publique sur la résilience des forêts aux effets du dérèglement climatique.

La forêt française

La forêt française couvre environ un tiers du territoire métropolitain. Sa surface croît depuis le milieu du XIXe siècle et appartient pour les trois quarts à des propriétaires privés. Elle se répartit à parts égales entre les peuplements dits « purs » (ou monospécifiques), c’est-à-dire dominés à plus de 75 % par une espèce, et les peuplements « mélangés »1.

Afin de bénéficier d’exonérations fiscales ou d’aides publiques, les propriétaires de forêt doivent rédiger des documents de gestion qui décrivent la forêt, édictent des objectifs de gestion et fixent le programme de coupes et travaux sur une période donnée. Ces documents sont soumis à l’agrément des Centres régionaux de la propriété forestière. Ils permettent aussi aux propriétaires de ne plus être soumis à autorisation spécifique pour toute coupe de bois.

Les forêts et le changement climatique

Les forêts absorbent du carbone via la photosynthèse et en relâchent en se dégradant (coupes, incendies…). Les quantités d’absorption et de rejet varient suivant les peuplements et les impacts de l’activité humaine. Selon Nature Climate Change, sur la période 2001-2019, les forêts ont absorbé environ 16 milliards de tonnes de CO2 et en ont émis 8 à l’échelle mondiale2.

À l’instar de l’ensemble des puits de carbone naturels (océans, tourbières…), la forêt lutte contre le changement climatique tout en étant victime de ses effets, notamment les incendies qui libèrent le carbone contenu dans la biomasse.

La pluralité des essences améliore la résilience des forêts, notamment en réduisant les risques en cas de mal-adaptation ou de phénomène touchant une essence en particulier (épicéas dépérissant à cause des scolytes dans les Vosges, incendies d’eucalyptus au Portugal…)3.

Par ailleurs, plus une forêt est ancienne, plus l’efficacité du puits de carbone est importante grâce à sa capacité à fixer le carbone dans le sol depuis des siècles et à l’enrichir. Par conséquent, toute perturbation du sol de ces forêts peut entraîner la libération d’une quantité importante de carbone dans l’atmosphère. La conservation de ces forêts contribue donc à équilibrer les émissions de gaz à effet de serre du pays et plus largement de la planète4.

Une proposition de loi un peu timide

The Shift Project souligne que « la résilience des forêts au changement climatique est la priorité, en particulier pour conserver le puits de carbone associé ». « La diversité des peuplements étant un facteur de résilience », les dispositions envisagées comme la lutte contre les plantations monospécifiques concourent à l’objectif global de maintenir, voire accroître, les capacités de stockage de carbone par la forêt.

Imposer que les documents de gestion des forêts traitent l’adaptation au dérèglement climatique et la gestion du risque incendie semble effectivement indispensable. La proposition gagnerait cependant à être plus spécifique sur les objectifs minimaux à atteindre.

La proposition de loi rejoint l’analyse du Shift Project en défendant la préservation et la résilience des forêts, mais elle devrait plus encore souligner l’impérieuse nécessité d’adapter les forêts au changement climatique.

Les usages du bois oubliés

La proposition de loi ne prend pas en compte l’usage des 65 millions de mètre cube de bois prélevés annuellement en France pour servir à 30 % de bois d’œuvre (scié), à 15 % de bois d’industrie (broyé) et à 55 % de bois d’énergie (brûlé). Le Plan de transformation de l’économie française du Shift Project estime que le prélèvement total de bois équivaut en 2019 à 56 % de la production biologique nette totale des forêts françaises ou à environ 75 % des forêts effectivement exploitées. Certes, le secteur « Forêts et bois » permet de séquestrer du carbone d’abord et avant tout lors de la croissance des forêts mais également par « l’utilisation de produits bois à longue durée de vie dans la construction, la substitution des produits bois à des matériaux de construction à forte empreinte carbone (béton, acier) et à des énergies fossiles pour la production d’énergie ».

Ces usages contribuent aux objectifs de décarbonation tant que la pression exercée sur les forêts n’augmente pas (surface forêt + 0,7 % /an selon ONF) ; ils peuvent, notamment pour le bois d’œuvre et même d’industrie, correspondre à des forêts mono-spécifiques5.

Conclusion

L’initiative législative se fonde sur un constat partagé par The Shift Project et avance des solutions propres à améliorer la résilience des forêts. The Shift Project souligne cependant l’importance d’approches nuancées – en fonction par exemple de la variabilité des peuplements forestiers et de leur évolution, assez délicate à prévoir. Il fait également état du besoin d’un chiffrage plus précis des besoins en produits bois dans le secteur du bâtiment. Aussi l’intérêt de la proposition de loi réside-t-il plus dans l’incitation à rechercher des mesures de préservation que dans la conditionnalité des aides publiques. Les nouveaux critères d’octroi pourraient être un peu simplistes au regard des nuances et incertitudes qui caractérisent encore l’avenir des forêts françaises et leur impact dans la décarbonation.

1 IGN, Inventaire forestier, https://inventaire-forestier.ign.fr, 2022

2 Harris, N.L., Gibbs, D.A., Baccini, A. et al. Global maps of twenty-first century forest carbon fluxes. Nat. Clim. Chang.

3 LeMonde. Projet de repeuplement des forêts en France : « Il ne faut surtout pas de plantation monospécifique ». Décembre 2020 : www.lemonde.fr/planete/article/2020/12/18/projet-de-repeuplement-des-forets-en-france-il-ne-faut-surtout-pas-de-plantation-monospecifique_6063900_3244.html

4 Cordis – cordis.europa.eu/article/id/29855-older-forests-are-important-carbon-sinks-research-reveals/fr

5 La librairie ADEME. Forêt, bois énergie et changement climatique – librairie.ademe.fr/energies-renouvelables-reseaux-et-stockage/5217-foret-bois-energie-et-changement-climatique.html

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Questions émissions

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Les dérives potentielles de la production de biométhane

Portée par Mme Christine Engrand (Rassemblement National - Pas-de-Calais )

La députée Christine Engrand (RN) appelle l’attention de la ministre de la Transition énergétique sur l’encadrement de la méthanisation. Elle indique qu” « au niveau des surfaces agricoles, la méthanisation en absorbe pas moins de 370 000 hectares d’après France Agrimer, soit la moitié de la surface du Pas-de-Calais. Ensuite au niveau des ressources, les mêmes coproduits normalement destinés à l’alimentation des bêtes d’élevage sont employés largement dans la méthanisation ». Elle alerte sur le risque d’une perte d’une souveraineté alimentaire au profit d’une souveraineté énergétique.

Contexte

Le Plan de transformation de l’économie française (PTEF) proposé par The Shift Project prévoit qu’en 2050 la production de gaz sera satisfaite par « le gisement biogaz issu de la méthanisation et de gaz issu du bois de forêt ou hors forêt par les procédés 2G1 ». La quantité de biométhane produite par méthanisation serait de 7 Mtep, soit environ 17 % de la quantité de gaz consommée actuellement en France.

Ces prévisions impliquent non seulement une montée en puissance de l’industrie de la méthanisation grâce à l’installation de plusieurs milliers d’unités de production sur le territoire, mais également une très forte réduction de la consommation de gaz en France. Cette montée en puissance doit donc être soutenue et encadrée (cf. gazette semaine 382 sur le soutien au développement de la filière).

La députée Christine Engrand alerte ici sur les dérives possibles du développement de la méthanisation, à savoir :
  • l’emprise des cultures destinées à la méthanisation ;
  • la concurrence avec l’alimentation animale.

Les intrants méthanogènes utilisés pour le secteur agricole

Selon le rapport France Agrimer3 auquel fait référence la députée, la biomasse utilisée comme intrant en méthanisation agricole provient à 81,5 % de l’agriculture et des industries agroalimentaires. Fin 2021, la méthanisation agricole représenterait par ailleurs « 80 % de la puissance électrique et de la capacité d’injection de biométhane de l’ensemble du secteur de la méthanisation ».

Cette même étude estime que les intrants pour l’ensemble des unités de méthanisation agricoles en fonctionnement et en attente fin 2021 en France sont :
  • les effluents d’élevage à 55 % ;
  • les CIVE (cultures intermédiaires à vocation énergétique) semées et récoltées entre deux cultures principales : elles constituent 13 % des intrants et 3 % des surfaces de grandes cultures occupées, soit 300 000 ha de surfaces ;
  • les cultures principales : ce sont les cultures présentes le plus longtemps sur le cycle annuel d’une parcelle. Elles sont minoritaires dans les intrants (5,5 %) et représenteraient 5 % de la production nationale en maïs, fourrage et ensilage, soit 70 000 ha.

Ainsi, la superficie totale des cultures dédiées à la méthanisation évoquée par la députée Engrand (370 000 ha) comprend en fait, à la fois, les surfaces principales dédiées et les CIVE. La comparaison avec la superficie du Pas de Calais peut donc s’avérer maladroite car ce ne sont pas 370 000 ha de cultures principales envoyées dans le méthaniseur.

Les possibles dérives d’usage des terres agricoles

Pour éviter l’utilisation des terres agricoles à des fins seulement énergétiques, la réglementation5 encadre déjà l’introduction de cultures principales dans les méthaniseurs : celles-ci ne peuvent pas représenter plus de 15 % du tonnage brut total des intrants par année civile.

Néanmoins, le risque de voir se développer de très importantes unités de méthanisation, avec de gros besoins en intrants, et donc un arbitrage qui se ferait systématiquement en faveur du méthaniseur par rapport à la production agricole, est bel et bien présent et a été identifié par The Shift Project dans son rapport sur l’énergie. Le PTEF propose ainsi « de prioriser la production alimentaire, la protection des habitats naturels et les produits bois avant la production d’énergie ».

De plus, pour les projections à 2050, le PTEF s’est basé non pas sur l’extension des surfaces dédiées à la méthanisation, mais sur un déploiement à grande échelle des pratiques agro-écologiques qui augmenterait quantité des résidus agricoles récoltés à des fins énergétiques (ceci lié notamment à une plus grande couverture des sols). À noter par ailleurs que les pratiques d’agroforesterie permettront de mettre à disposition de la biomasse supplémentaire.

Par ailleurs, pour éviter une intensification d’usage des CIVE et des cultures principales pour la méthanisation, un encadrement des pratiques pourrait être envisagé. L’usage de l’eau notamment est un sujet sensible et d’avenir. Irriguer les CIVE pourrait s’avérer nécessaire pour « nourrir » le méthaniseur, même en période de sécheresse sévère. Un moyen de compenser ou de contrecarrer cette évolution probable serait d’interdire purement et simplement l’introduction de cultures principales dans les méthaniseurs (à base de maïs ensilage souvent irrigué), et d’utiliser des semences adaptées aux climats actuels et à venir pour les CIVE, en prenant plus de précautions et de marge sur les rendements attendus de ces CIVE.

Alimentation animale ou production de biogaz : faut-il s’attendre à une situation de concurrence?

La concurrence entre production de biogaz et alimentation animale pourrait avoir lieu pour :

  • les cultures principales actuellement dédiées à l’alimentation animale qui ont un fort potentiel méthanogène (ex : maïs ensilage, orge ou prairies) ;
  • les résidus de cultures annuelles utilisées en alimentation animale ou paillage.

D’après le PTEF cependant, le cheptel français devra baisser drastiquement pour tenir les objectifs climatiques ce qui pourrait potentiellement, et dans certaines conditions, « libérer » des terres agricoles. L’élevage n’est toutefois pas appelé à disparaître car il joue un rôle déterminant dans l’agroécologie.

L’étude de France Agrimer met également en lumière que les déficits de matières fermentescibles existent dans les régions d’élevage peu céréalières mais également dans les régions céréalières avec peu d’élevage. En effet, les effluents d’élevage représentent la majorité des intrants des méthaniseurs. La présence d’un tissu fort d’élevage favorise donc le développement de la méthanisation.

En conclusion, les dérives potentielles de la production de biogaz par méthanisation sont à surveiller, même si l’alerte donnée par la députée Engrand est excessive.

Implication des citoyens dans les projets

Le rapport du Shift Project sur la résilience des territoires évoque aussi l’acceptabilité locale des projets de méthanisation. Il insiste sur l’implication des citoyens dans leur gouvernance et leur financement afin d’améliorer leur qualité, de s’assurer de retombées positives pour le territoire d’accueil et ainsi de les rendre acceptables. Des microméthaniseurs pourraient aussi être mieux adaptables à l’environnement économique et recevoir un accueil plus favorable, mais l’évolution actuelle vers l’injection et l’augmentation des tailles d’unités ne va pas forcément dans ce sens.

1 Biocarburants 2ème génération, issus de résidus ou autres matières lignocellulosiques – www.connaissancedesenergies.org/sites/default/files/pdf-pt-vue/ifpen_biocarburant2emegeneration.pdf

2 Gazette du Carbone semaine 38 – 20 septembre 2022 – gazetteducarbone.org/2022/09/20/la-gazette-du-carbone-semaine-38-20-septembre-2022

3 France Agrimer. Ressources en biomasse et méthanisation agricole : quelles disponibilités pourquels besoins ? – Octobre 2022 – www.franceagrimer.fr/content/download/69402/document/20221007_RESSOURCES_EN_BIOMASSE_ET_METHANISATION_2022_WEB-V2.pdf

4 De nombreuses espèces peuvent être utilisées en tant que CIVE : vesce, avoine, phacélie, pois fourrager, seigle, trèfle, moutarde, etc. Elles jouent un rôle de couvert végétal, ne laissant pas le sol nu pendant l’interculture – agriculture.gouv.fr/quest-ce-quune-culture-intermediaire-vocation-energetique

5 Décret n° 2016-929 du 7 juillet 2016 pris pour l’application de l’article L. 541-39 du code de l’environnement

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