La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2024 | Semaine 22

Sommaire

Réflexions décarbonées

Réflexions décarbonées

Les carburants d’aviation durable ne seront pas suffisants.

Un peu de contexte

Pour beaucoup, ce qui est principalement ressorti de l’accord obtenu à la COP 28, qui s’est tenue à Dubaï en décembre dernier, a été la sortie progressive des énergies fossiles. Si la baisse des émissions de gaz à effet de serre et les solutions technologiques ont été mises en avant, l’accord trouvé semble bien insuffisant. La COP 28 a cependant aussi été l’occasion pour l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) de définir un cadre pour le carburant d’aviation durable (CAD, ou SAF pour Sustainable Aviation Fuel). Il y a notamment été rappelé que ces carburants devraient être les contributeurs majoritaires à la réduction des émissions du secteur aérien d’ici 2050.

Rappelons que les carburants durables1 sont issus de la biomasse ou de la captation de CO2, combinés à de l’hydrogène produit à partir d’électricité bas carbone. Sur leur cycle de vie complet, ils permettent donc de réduire les émissions de gaz à effet de serre par rapport aux carburants fossiles grâce à l’absorption de CO2 lors de leur phase de production. Constatant que le niveau de production actuel est largement insuffisant (0,2% du total carburant utilisé pour l’aviation aujourd’hui), l’OACI recommande à tous ses États membres d’introduire des mesures incitatives, fiscales ou réglementaires afin de stimuler la production.

Les objectifs de carburant durable mis en perspective des ordres de grandeur.

L’Union européenne a d’ores et déjà agi en ce sens en mettant en place le nouveau règlement Refuel EU2, qui oblige les fournisseurs de carburant d’aviation à respecter une proportion minimum de carburant d’aviation durable dans leur offre totale. Ces niveaux augmenteront progressivement de 6% du total en 2030 à 70% en 2050. Au niveau national, ces objectifs sont repris par l’industrie dans sa feuille de route de décarbonation de l’aérien3 qui table dans son scénario “action” (le plus probable) sur une proportion de carburant d’aviation durable atteignant les 63% du total en 2050. Pour avoir un ordre de grandeur, si on voulait fournir la totalité de la consommation de kérosène de 2019 avec du biocarburant, cela mobiliserait entre 45 et 65% de la biomasse transformable en énergie que l’on envisage d’avoir à disposition en 2050, sachant que nombre d’autres secteurs considèrent cette bioressource pour se décarboner (chauffage, agriculture, transport lourd). De même, si on visait à produire ce carburant sous forme de e-Fuel, en recourant principalement à de l’électricité, il faudrait mobiliser 280 TWh soit 58% de notre production électrique actuelle et 43% de notre production estimée pour 2050.

Ce qu’en pensent les Shifters

Si les carburants alternatifs constituent bien la principale solution pour la décarbonation de l’aviation, les ressources primaires pour les produire, à savoir l’électricité et la biomasse, seront disponibles en quantité limitée d’ici à 2050. La directive européenne RED II4 exclut à juste titre les carburants de première génération qui entrent en concurrence avec les productions alimentaires (cannes à sucre, maïs, oléagineux) contrairement aux biocarburants automobiles, pour privilégier les carburants issus de biodéchets. Il conviendra néanmoins de mettre en place des contrôles afin d’éviter le contournement de cette limitation par requalification de produits agricoles en déchets (ex : huiles usagées).

Pour le Shift Project5, il revient à la puissance publique d’arbitrer sur le moyen et long terme l’utilisation des ressources finies entre les différentes utilisations pour permettre de donner les perspectives nécessaires aux investissements au passage à l’échelle industrielle de la production de SAF. La France dispose déjà d’un mix électrique largement décarboné, autorisant le développement rapide de cette filière.

Néanmoins, il convient de faire preuve de prudence, car nombre de secteurs comptent sur la même ressource primaire, que ce soit la biomasse ou l’hydrogène vert (nombre d’industries, le transport maritime et routier, la production de chaleur pour le logement et la construction). En outre, certains sols hors agriculture doivent être préservés afin de maintenir les puits de carbone et la biodiversité. La consommation d’électricité pour la production de SAF doit aussi rester à des seuils contrôlés.

Le secteur de l’aviation a bien identifié le risque, celui-ci mentionnant dans sa feuille de route comme condition nécessaire à la décarbonation du secteur la disponibilité en quantité suffisante de biomasse et d’électricité. Alors que le secteur n’évoque pas l’ajustement du trafic par l’offre de vols au-delà de l’élasticité prix-demande, le Shift Project6, ainsi que les Shifters, considèrent cette approche comme nécessaire afin d’atteindre les objectifs tout en tenant compte de la réalité de la transformation du secteur pour baisser ses émissions absolues. À ce sujet, une tribune récente a été publiée dans le journal le Monde7, co-signée par Matthieu Auzanneau, Directeur de The Shift Project, pointant l’incompatibilité entre les prévisions de croissance du secteur (augmentation de 3,6% du trafic par an) et les engagements de l’Accord de Paris. La tribune demande au secteur de considérer sérieusement la diminution du trafic et de l’organiser. Les mesures de limitation de trafic sont nombreuses : on peut citer la limitation du nombre de mouvements par aéroport, la suppression de certaines liaisons, des quotas de vols individuels ou une limitation par les prix. La sobriété d’usage de l’avion ne signifie pas pour autant la fin du voyage et de la découverte. Afin de préserver les ressources en biomasse et hydrogène vert, il sera nécessaire de réinventer les vacances : renforcer les infrastructures en France et en Europe pour rendre les déplacements plus faciles et renoncer aux trajets lointains sur de courtes durées en sont les principaux leviers8.

Le respect des engagements de l’accord de Paris ne se traduit pas uniquement par une date à laquelle atteindre la neutralité carbone, mais par le respect d’un budget carbone (quantité émise entre aujourd’hui et 2050 ou 2100 selon les cas) tel que défini par le GIEC. Comme l’indique la tribune : « le climat de 2050 ne dépend pas du niveau d’émission de 2050, mais de la quantité de gaz à effet de serre totale que nous aurons émise entre aujourd’hui et 2050 », c’est pourquoi suivre une trajectoire bien définie est essentiel pour atteindre nos objectifs. L’ajustement du trafic pourrait être construit comme une incitation pour les différents acteurs du secteur à engager, rapidement et avec une ambition forte, les évolutions nécessaires.

1 La décarbonation du secteur aérien par la production de carburants durables – rapport de l’Académie des technologies

2 Initiative ReFuelEU Aviation – Communiqué de presse du Conseil de l’Europe

3 Feuille de route de décarbonation de l’aérien, au titre de l’Article 301 de la Loi Climat et Résilience – Direction générale de l’aviation civile (DGAC) et le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS)

4 Directive européenne RED II

5 Voyager bas carbone – The Shift Project

6 Pouvoir voler en 2050, quelle aviation dans un monde contraint ? – The Shift Project

7 « Nous appelons Airbus, Safran, Air France, Aéroports de Paris, à envisager publiquement une réduction du trafic aérien » – tribune publiée dans le journal Le Monde le 10/03/24

8 Climat, crises, le plan de transformation de l’économie française – The Shift Project

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