La gazette du carbone

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The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Supplément consacré à l'actualité de l'Union Européenne

Une fois par mois, la Gazette voyage à Bruxelles pour y apporter l'expertise du Shift Project et intégrer cette dernière au débat parlementaire européen.

juillet 2023

Bonjour chères lectrices et chers lecteurs.

Nous vous espérons profitant de vacances bien méritées, ou en train de les préparer. Mais ce n’est pas encore le cas au Parlement européen, qui a été le théâtre d’un combat presque homérique entre les tenants de la compétitivité économique et ceux de la « restauration de la nature », selon le titre du dernier règlement européen voté avec une très étroite majorité. Voici le récit de ces dernières semaines.

Bonne lecture

Sommaire

Règlement sur la restauration de la nature dans l'Union européenne, un vote décisif le 15 juillet pour renverser le déclin de la biodiversité

Règlement du Parlement européen et du Conseil Européen

La nature se détériore, alors que son rôle dans la lutte contre le changement climatique est clé.

Le dernier rapport de l’Agence européenne pour l’environnement (2020), élément “déclencheur” du règlement sur la restauration de la nature proposé par la Commission européenne, est sans ambiguïté : la nature continue de se détériorer en Europe. À titre d’exemples :

  1. Seulement 15 % des habitats1 sont considérés en bon état (12 % pour les tourbières, 15 % pour les forêts).
  2. 33 % des habitats en mauvais état continuent de se détériorer ; seulement 9 % des habitats s’améliorent.
  3. La population des papillons de prairie et abeilles s’est réduite de 30 % depuis 1991 tandis que celle des oiseaux des champs a décliné de 36 % sur la même période. Ces deux catégories d’espèces sont considérées comme pollinisateurs.

Au-delà des bénéfices visuels et psychologiques de la nature , elle a un rôle déterminant dans la lutte contre le changement climatique et la survie de l’humanité. Par exemple, des tourbières en bon état agissent comme un puits à CO2. Elles ne représentent que 3 % de la surface terrestre et captent cependant ⅓ du carbone piégé dans les sols2. En revanche, des tourbières en mauvais état émettent du CO2. Il en va de même pour les forêts. Quant aux pollinisateurs, 75 % des cultures en dépendent. En Europe, ils contribuent à hauteur d’environ 5 milliards d’euros à la production annuelle agricole3 . En outre, la disparition des espèces pollinisatrices induirait une perte de rendement des cultures estimée à 8 %4 . Dans un monde où nous luttons contre le changement climatique (et avec une population mondiale qui grandit encore), une perte de rendement agricole est alarmante car elle implique d’augmenter les surfaces agricoles, souvent par déforestation, ou de compenser la perte de pollinisation naturelle par des méthodes artificielles qui impliqueront une “dépense de CO2”.

De manière générale, l’UE estime qu’un euro dépensé dans la protection de la nature offre un retour sur investissement de 8 € à 38 € en services gratuits offerts par la nature5 .

Le règlement pour la restauration de la nature

Dans ce contexte, la Commission européenne a proposé comme plan d’action pour contrer le déclin de la biodiversité ce règlement pour la restauration de la nature, avec les principales dispositions suivantes.

  1. Des objectifs contraignants de restauration de la nature, notamment :
    • Mettre en place des mesures de restauration sur au moins 20 % des superficies terrestres et maritimes de l’UE d’ici à 2030 ; l’entièreté des écosystèmes en besoin restaurés d’ici à 2050.
    • Empêcher la perte nette d’espaces verts urbains d’ici à 2030 (par rapport à 2021) ; augmenter les espaces verts urbains de 5 % d’ici à 2050 (par rapport à 2021).
    • Rétablir au moins 25 000 km de cours d’eau à courant libre (par exemple en supprimant les obstacles obsolètes liés à la navigation intérieure).
    • Renverser le déclin des insectes pollinisateurs d’ici à 2030, et augmenter la population par après.
    • Améliorer les indices de biodiversité agricole d’ici à 2030 (papillons de prairie, stock de carbone organique dans les sols minéraux cultivés, part des terres agricoles présentant des particularités topographiques à haute diversité).
    • Améliorer les indices de biodiversité forestiers d’ici à 2030.
  1. Des plans nationaux de restauration de la nature couvrant jusqu’à 2050 et comprenant des périodes intermédiaires à soumettre 2 ans après la date d’entrée en vigueur du règlement.
  2. Un suivi et rapportage par l’Union européenne au Parlement et Conseil.

Un parcours législatif chaotique, comportant une certaine édulcoration, mais à l’issue positive

La proposition, émise initialement en juin 2022, a été acceptée d’extrême justesse (44 votes pour la proposition et 44 votes contre en juin 2023) par le comité environnement du Parlement, sans prendre en compte la proposition du rapporteur de rehausser l’ambition du texte.

Du fait de de cette égalité, le vote décisif dépendait du scrutin en plénière au Parlement européen le 12 Juillet 2023, qui l’a approuvé à une courte majorité (336 pour, 300 contre et 13 abstentions), au prix d’une ambition revue à la baisse. Le PPE (droite), principal parti du Parlement européen, qui – avec la droite extrême européenne et les centristes – réclamait le retrait du texte au nom de la sécurité alimentaire ainsi que de possibles effets néfastes pour les agriculteurs et les projets d’énergies renouvelables, a notamment fait adopter la suspension de l’application si le financement n’était pas assuré, ou encore la possibilité de reporter les objectifs si les prix alimentaires, ceux des énergies renouvelables ou le logement social étaient impactés négativement par la loi.
Ce vote représente néanmoins une défaite majeure pour le PPE et ouvre la voie « au premier texte juridique pour restaurer des écosystèmes détruits ou dont la qualité s’est dégradée, c’est une première mondiale », selon Pascal Canfin, eurodéputé Renew, président de la commission Environnement.

De son côté, le Conseil européen – qui représente les gouvernements des États membres –a adopté en juin 2023 également un mandat de négocier le texte final avec le Parlement européen. Le mandat du Conseil s’accompagne d’une réduction des contraintes (“augmentation des flexibilités” dans le jargon européen) :

  1. Obligations de restauration
    • Les mesures de restauration doivent permettre de restaurer 30 % de la surface totale des habitats (auparavant : 30 % de la surface de chaque type d’habitat) d’ici à 2030, laissant l’option à un pays de restaurer plus d’un type d’habitat au détriment d’un autre type.
    • L’objectif de restauration pour les habitats marins de “sédiments mous” peut être abaissé par les pays et l’objectif de 2030 n’est pas applicable.
  1. Exigence de non-détérioration
    Les pays doivent veiller (“obligation de moyen”) à ce que les habitats en bonne condition ne subissent pas une détérioration significative.
  1. Manque de connaissance
    Les mesures quantitatives de restauration ne s’appliqueront pas aux habitats dont l’état n’est pas connu. D’ici à 2030, les pays doivent définir la condition de 90 % de la superficie des habitats terrestres (50 % des habitats maritimes).
  1. Obligations spécifiques aux écosystèmes
    • Les mesures quantitatives ne sont plus applicables à la perte d’espaces verts urbains. Les pays s’engagent à une “tendance à l’amélioration”.
    • Les pays s’engagent à éviter une perte nette d’espaces verts urbains d’ici à 2030 (auparavant : quand le règlement entre en vigueur).
    • Les pays très affectés par les tourbières drainées par l’agriculture peuvent appliquer un pourcentage de restauration des tourbières inférieur aux objectifs définis.
  1. Plans de restauration nationaux
    Les plans doivent couvrir la période jusqu’à 2032 avec une « perspective stratégique » au-delà (auparavant : jusqu’en 2050).

Du côté du monde privé, plusieurs grosses entreprises se sont positionnées en faveur du règlement (par exemple Nestlé, Unilever, Ikea, Ørsted, Salesforce, Danone). Si le principe de ce texte est désormais acquis, ses détails finaux doivent être encore arbitrés avant la fin d’année dans le cadre d’un trilogue entre les versions du Conseil et du Parlement. Il n’est donc pas trop tard pour améliorer ce texte, et ainsi :

  1. dissiper le flou de certains objectifs tels que “une tendance à l’amélioration jusqu’à ce qu’un niveau satisfaisant soit atteint”, notamment introduit par le Conseil ;
  2. restreindre les délais de d’élaboration des plans (plutôt 2 que 3 ans) et la liberté laissée pour le choix des mesures de restauration. À cet égard, une approche plus agile pourrait consister à faire définir par la Commission un ensemble de mesures de restauration parmi lesquelles les pays pourraient choisir les plus pertinentes ;
  3. définir des pénalités au cas où un État membre développe un plan et… ne l’exécute pas, faute de quoi ce texte risque de demeurer un vœu pieu.

Conclusion

Au global, même s’il faut saluer le succès que représente ce nouveau règlement, on peut craindre que les hésitations politiques rencontrées dans sa genèse ne se répercutent sur le vote des futurs textes du Pacte vert qui vise à atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. À cet égard, il est assez préoccupant de voir le PPE appeler à « marquer une pause avant d’imposer des fardeaux supplémentaires à notre économie. » Son président remarque : « Ces dernières années, nous avons lancé une approche très ambitieuse pour apporter des résultats sur le changement climatique et la biodiversité, mais nous devons aussi œuvrer sur la compétitivité, le commerce et la sécurisation des emplois sur notre continent » .

Les travaux du Shift Project démontrent pourtant que ce type d’opposition reflète une méconnaissance des enjeux climatiques et économiques de long terme, ces deux aspects ne pouvant pas durablement diverger. Il en va également de la crédibilité de l’Union européenne et de son rôle d’exemplarité et d’entraînement à l’échelle mondiale. Si l’Union européenne ne peut pas s’appliquer quelques contraintes, comment peut-elle espérer avoir une influence suffisante pour provoquer une réduction des émissions dans les autres régions du Globe ?

1 Définis dans la directive de l’Union Européenne sur les habitats

2 Les tourbières piègent le CO2, même en cas de sécheresseCNRS

3 Restauration de la nature – Conseil de l’Union Européenne

4 How much of the world’s food production is dependent on pollinators?

5 Nature restoration law – Commission Européenne

▲ Sommaire

Actualités juridiques UE – Juillet 2023

Rapport de prospective stratégique 2023 – Publié par la Commission européenne le 6 juillet, ce rapport1 met « la durabilité et le bien-être des personnes au cœur de l’autonomie stratégique ouverte de l’Europe » et souligne la nécessité d’un nouveau modèle économique axé sur le bien-être des personnes et sur la nature Parmi les nombreux défis identifiés (géopolitiques, économiques, et financiers) figure en bonne place la demande croissante de compétences pour un avenir durable. Des actions concrètes sont proposées dans dix domaines pour atteindre l’objectif fixé, notamment l’élaboration d’un nouveau contrat social européen, l’adaptation des indicateurs politiques et économiques (y compris le PIB) et la construction de budgets publics adaptés. Des sommes colossales seront nécessaires pour financer la transition verte : 620 milliards d’euros pas an supplémentaires pour le Green Deal et REPowerEU (plan pour sortir de la dépendance aux hydrocarbures russes), alors que l’Union doit investir 578 milliards d’euros (30% de son budget) pour la transition verte jusqu’en 2027 et 92 milliards pour l’industrie zéro nette émission ( technologies bas carbone). D’autres dépenses seront à prévoir : défense (EUR 289 mds), transition numérique (EUR 125 mds).

Transport ferroviaire – La Commission européenne a présenté le 11 juillet un nouveau texte législatif sur la gestion des capacité ferroviaires2 , pour fluidifier l’attribution des créneaux ferroviaires (sillons), en particulier pour les trajets transfrontaliers. Ce projet de règlement est l’un des plus importants pour ce secteur depuis le quatrième paquet ferroviaire de 20163 . Dans sa stratégie de décembre 2021 pour le développement du rail4 , la Commission s’était déjà fixé pour objectif notamment de doubler le traffic ferroviaire à grande vitesse en 2030 et de le tripler d’ici à 2050. A moins d’un an des élections européennes, la question se pose de savoir si ce dossier fera partie des priorités à boucler avant la fin delà mandature actuelle.

Numérique et métavers – C’est aussi le 11 juillet que la Commission européenne a dévoilé son « initiative sur les mondes virtuels (dont le métavers) et le Web 4.0 »5 . A ce stade, pas de nouvelle législation, comme le préconise le think tank CERRE6 , mais plutôt un accompagnement de l’innovation avec le développement d’une « boite à outils » tout en s’appuyant sur une législation existante considérée comment suffisamment robuste. Une « approche structurée » sera mise en place pour suivre le développement des mondes virtuels, en lien avec les États et l’industrie, et de travailler en concertation avec le Centre européen pour la transparence des algorithmes et les organisations internationales de standardisation pour favoriser l’interopérabilité des outils.

1 Rapport de prospective stratégique 2023: la durabilité et le bien-être au cœur de l’autonomie stratégique ouverte de l’Europe

2 Green Deal: Greening freight for more economic gain with less environmental impact

3 Le 4e paquet ferroviaire: mesures visant à améliorer les chemins de fer européens

4 Plan d’action pour promouvoir le transport ferroviaire de voyageurs longue distance et transfrontière

5 An EU initiative on virtual worlds: a head start in the next technological transition

6 Defining Virtual Worlds: Main Features and Regulatory Challenges

▲ Sommaire

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