La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2023 | Semaine 22

Deux propositions de loi bien intéressantes cette semaine à la Gazette :

  • Mobilité : quelques député⋅e⋅s se mobilisent pour interdire les vols en jets privés ;
  • Énergie : le débat d’une nationalisation totale d’EDF au sein de la classe politique.

Bonne lecture !

Sommaire

Notre sélection de la semaine

Notre sélection de la semaine

Haro sur les jets privés : l’arbre symbolique qui cache la forêt

Proposition portée par Julien BAYOU, Christine ARRIGHI et député⋅e⋅s

Cette proposition de loi vise à interdire les vols en jets privés afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans le secteur aérien. Elle cible exclusivement les services de transports aériens non réguliers de passagers et ne faisant pas l’objet d’une exploitation commerciale. Les 22 députés (EELV, Génération Écologie, Générations, Nouveaux Démocrates) porteurs de la proposition rappellent notamment que les transports sont le principal secteur émetteur de gaz à effet de serre en France, représentant 126 millions de tonnes de CO2eq, dont 24 millions sont directement liées au secteur aérien, soit l’équivalent de 5,3 % des émissions totales de la France en 2019, selon les estimations du CITEPA et de l’ADEME1.

Dans son rapport « Crises, climat : préparer l’avenir de l’aviation », The Shift Project indique que le transport aérien contribue à hauteur de 6 % au forçage radiatif2 mondial. La réduction progressive du trafic est selon lui le principal moyen de réduire l’impact du secteur aérien sur le climat. Il propose donc, en plus de mesures techniques, des mesures de sobriété telles que la suppression des vols intérieurs lorsque des alternatives ferroviaires satisfaisantes existent (moins de 4h30 de trajet et à fréquence régulière), ainsi que l’interdiction des vols d’affaires à des fins privées.

Les vols privés : très minoritaires mais néanmoins contestables

En 2017, l’aviation d’affaires (transport de passagers à la demande dans un but non touristique) représentait 0,4 % du trafic passager en Europe, mais 20 % du total des décollages sur le sol français, pour une contribution à hauteur de 2 % des émissions de CO2 global du transport aérien, soit seulement 1/1000e des émissions françaises.

Mais c’est sur le plan de l’intensité d’émissions et de l’utilité de ces vols qu’il faut se placer. Le rapport précité du Shift Project souligne notamment que les émissions par passager de ces vols sont au moins 20 fois supérieures à celles d’un vol en classe économique. Il faut une utilité économique et sociale particulièrement élevée pour justifier des telles émissions. Or les activités médicales, militaires ou de formation ne représentent que 3,7 % des vols en jet, l’écrasante majorité (96,3 %) étant effectuée à des fins privées.

De surcroît, l’aviation à des fins privées donne lieu à certains abus, dénoncés plus régulièrement dans la presse depuis un an. Une extrapolation du rapport de l’EBAA « European business aviation economic value & business benefits3 » par The Shift Project montre que 40 % des vols d’affaires seraient effectués à vide.

Une mesure symboliquement intéressante mais peu applicable

La proposition de loi invoque l’indispensable participation des plus fortunés à l’effort collectif de transition vers une économie bas carbone, au titre non seulement de la solidarité dans l’utilisation des ressources communes, mais également de l’exemplarité incitative que des personnalités médiatiques, sportives, etc. se devraient d’observer. Une approche acceptable de la réduction des émissions dans le secteur de l’aviation doit en effet prendre en compte un accès équitable aux déplacements aériens.

Il n’en reste pas moins qu’au-delà du symbole, cette proposition de loi étonnamment laconique n’appréhende pas le sujet de façon suffisamment approfondie.

  • Elle fait l’impasse sur la nécessaire conformité aux traités internationaux (liberté de circulation) et sur les risques de délocalisation du trafic aérien voire des centres de décisions économiques sur d’autres capitales européennes, dans ou en dehors de l’Union européenne. Dans ce domaine transfrontière, rechercher une approche commune a minima à l’échelle européenne, au moins dans un premier temps, serait un bon réflexe.
  • Il n’est pas facile de définir juridiquement, pour les inscrire dans la loi, ni la notion de vol de jet privé, ni l’utilité sociale qui peut ou non leur être reconnue. Alors que le décret interdisant les vols intérieurs commerciaux de moins de 2h30 si une alternative en train existe vient d’être publié ce mardi 23 mai au Journal officiel, il serait sans doute plus pertinent d’interdire prioritairement les excès des vols privés sur un modèle approchant.
  • De façon surprenante, la proposition exclut de son périmètre les activités d’aéroclubs, dont l’utilité sociale reste à démontrer, et les territoires d’Outre-Mer, dont la desserte n’est pas négligeable dans les émissions de l’aérien français, même si le sujet est évidemment sensible.
  • Il serait responsable d’anticiper et d’accompagner les mouvements inévitables d’emplois entre les secteurs, d’organiser la participation démocratique des parties prenantes et de garantir une transition juste sur le plan économique pour les travailleurs et les communautés affectés.

Une stratégie plus globale : budget carbone et décroissance générale du trafic aérien

Le rapport Pouvoir voler en 2050 du Shift Project et du collectif Supaero Décarbo propose l’idée d’un budget carbone pour le secteur aérien. La notion de budget carbone représente la quantité totale d’émissions de gaz à effet de serre pouvant être émise en respectant les objectifs fixés pour limiter le réchauffement global. Autrement dit la limite maximale d’émissions que la planète peut supporter sans dépasser des seuils critiques de changement climatique. La répartition de ce budget carbone entre les différents secteurs économiques et les pays pourrait varier en fonction de critères tels que les niveaux d’émission historiques ou la capacité de chaque secteur à réduire les siennes. Pour le secteur aérien, ce budget pourrait être défini par l’Organisation de l’aviation civile internationale et transposé dans la Stratégie nationale bas carbone de la France.

Si la recherche et l’innovation laissent présager des solutions technologiques dans le sens d’une diminution de l’impact climatique total par passager.km (gains en efficacité énergétique et sur les opérations au sol et en vol, courts et moyens courriers à hydrogène, carburants alternatifs pour les long-courriers, cadence de renouvellement des flottes), ces progrès ne produiront en aucune façon des effets à court ou moyen terme, en rapport avec les impératifs de la décarbonation. Il est donc indispensable d’adopter une stratégie de décroissance du trafic aérien dont les émissions s’envolent pourtant à nouveau depuis la fin de la crise Covid.

1 I Care Environment 2022. Élaboration de scénarios de transition écologique du secteur aérien. 190 pages. librairie.ademe.fr

2 Définition actu-environnement.com : il s’agit donc de la différence entre l’énergie radiative reçue et l’énergie radiative émise par un système climatique donné. Positif (plus d’énergie reçue qu’émise), il tend à réchauffer le système. Négatif (plus d’énergie émise que reçue), il tend vers un refroidissement.

3 EBAA, European business aviation economic value & business benefits, 2018

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Nationalisation d’EDF : un premier pas en faveur de la transition énergétique ?

Proposition portée par M. Philippe BRUN, Mme Marie-Noëlle BATTISTEL, MM. Olivier FAURE et Boris VALLAUD, déposée à l'Assemblée nationale le 27 décembre 2022.

Une méthode alternative pour rehausser le contrôle de l’État.

Les membres du groupe « Socialistes et apparentés » ont déposé une proposition de loi, en décembre 2022, visant à nationaliser le groupe Électricité de France (EDF) ; la société faisait pourtant déjà l’objet d’une offre publique d’achat (OPA) par le Gouvernement pour acquérir les 16% environ de parts encore non détenues par l’État.

Si le contrôle à 100% de la société par l’État semble faire consensus au sein de la classe politique, le Gouvernement a donc choisi la voie des marchés en proposant le rachat de toutes les parts de la société encore cotée en bourse afin d’organiser de facto un contrôle complet par l’État. De l’autre côté, certains groupes politiques proposent une nationalisation, ce qui permet de graver dans la loi ce contrôle à 100 %, et d’obliger de passer à l’avenir par l’Assemblée nationale pour toute remise en cause de cette nouvel état de fait, même pour une activité réduite du groupe. Cette proposition de loi trouve son origine dans le projet « Hercule », abandonné depuis, qui envisageait un moment de scinder les activités d’hydroélectricité, d’énergies renouvelables et de nucléaire dans des sociétés différentes, notamment dans la mesure où les premières étaient davantage finançables par des sources privées que le nucléaire.

Un contrôle à 100 % de l’État nécessaire pour mettre en œuvre une vrai politique industrielle nationale.

La volonté de la classe politique de reprendre le contrôle sur l’énergie électrique s’inscrit dans le contexte de la guerre en Ukraine, de la chute drastique des importations de gaz et pétrole depuis la Russie et de l’envolée des prix de l’énergie. Contraint par des engagements européens, le gouvernement a dû imposer à EDF d’augmenter les volumes d’énergie vendues à perte au travers du système de l’ARENH2 , d’où une réduction de la rentabilité brute de la société en 2022 de ~8 M€ . Par ailleurs, les investissements massifs requis pour relancer le nucléaire, déployer les énergies renouvelables et s’affranchir stratégiquement de la Russie sont rapidement apparus comme justifiés davantage par l’intérêt général que par celui- davantage à court terme – des actionnaires privés de l’entreprise nationale. En effet, certains d’entre eux commençaient à se plaindre du conflit d’intérêt d’une entreprise privée cotée en bourse contrainte par l’État à privilégier des objectifs nationaux. Il est rapidement apparu indispensable à tous de retirer EDF de la cote boursière en rachetant l’ensemble de ses actionnaires privés. Le rachat en bourse par l’actionnaire majoritaire de la plupart des autres actionnaires par Offre Publique d’Achat (OPA) puis le rachat obligatoire des derniers actionnaires par Offre Publique de Retrait est une procédure assez banale en bourse, à bien distinguer d’une nationalisation qui nécessite une loi.

Une proposition de loi abandonnée

La proposition de loi prévoyait initialement une nationalisation d’EDF, une inscription dans la loi des activités à réaliser par la société et une compensation des actionnaires à hauteur de 14 € par action, au lieu des 12 € offerts par le Gouvernement dans le cadre de l’OPA.

Approuvée par l’Assemblée nationale en première lecture, la proposition a été refusée au Sénat ce qui a conduit à un accord entre les partis initiateurs de la proposition et le Gouvernement : ce dernier devait poursuivre la procédure d’OPA sous réserve que le Conseil Constitutionnel confirme la validité de l’OPA suite à la contestation d’une minorité d’actionnaires sur des motifs assez liés au cours de rachat. A défaut, l’examen de la proposition de loi serait relancé. Le 5 mai 2023, le Conseil Constitutionnel a donné son feu vert à la finalisation de l’OPA, mettant fin au débat.

Ce qu’il faut en penser : le but primordial d’un contrôle total d’EDF est bien atteint

Ces débats politiques ne doivent pas masquer un consensus de plus en plus large en France sur la nécessité d’une certaine restructuration du marché de l’énergie pour organiser au mieux la transition énergétique. Les travaux à l’Assemblée nationale de la Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France3 ont jeté à cet égard une lumière assez crue sur les errements passés.

Le parti pris d’une concurrence trop systématique, quitte à être accentuée artificiellement, a été porté depuis une vingtaine d’années par certains États membres de l’Union Européenne. Or, cette ouverture à la concurrence a rencontré ses limites particulièrement dans le cadre de la crise ukrainienne, principalement à deux égards :

  1. Des prix de l’énergie difficilement contrôlables. Dans le marché tel qu’organisé en Europe sur base d’un mécanisme d’enchères, le prix de production de l’énergie a tendance à s’aligner sur le coût marginal de production le plus élevé des sources d’énergie, souvent celui du gaz4. Or, le prix du gaz en Europe est dicté sur d’autres marchés nationaux, l’Europe important la majorité de son gaz5.
  2. Un sous-investissement chronique dans le nucléaire. Le nucléaire, pour des raisons principalement politiques, a souffert d’un désamour important en Europe depuis vingt, avec un retrait complet en Allemagne et une réduction des activités notamment en France et en Belgique. Alors que l’intérêt de cette énergie décarbonée devient à nouveau très clair, la relance de cette filière ne pourra être que très progressive car le développement de nouveaux projets ou une maintenance permettant de prolonger les installations existantes se planifient sur des années voire des décennies6.

La planification du marché de l’énergie, et la reprise d’un contrôle à 100 % d’EDF par permettra au Gouvernement de sortir d’une logique de court terme et d’investir dans les projets de développement d’énergies renouvelables et de nucléaire nécessaires pour la transition énergétique sans contestation des actionnaires minoritaires. Dans le domaine énergétique et notamment nucléaire, l’action publique doit pouvoir prendre le nécessaire recul face aux aléas de court terme tels que la volatilité des coûts du capital sur les marchés et la nécessité de verser des dividendes aux actionnaires privés.

Le débat sur la cession possible, totale ou partielle de certaines activités d’EDF reste ouvert, ce qu’une loi de nationalisation aurait davantage clos. L’hypothèse d’une cession totale ou partielle des activités plus profitables d’EDF, notamment les énergies renouvelables, peut être vu comme un risque, dans certaines circonstances, “de mutualiser les pertes et privatiser les profits”. Inversement, elle peut permettre à EDF de concentrer plus de financements dans des secteurs non directement finançables par les marchés financiers.

La clé sera d’organiser le marché de l’énergie électrique en permettant de faire les bons choix à court, moyen et long terme, notamment grâce au contrôle incontesté et stable de l’État. Il s’agira également de préserver une dynamique de société privée, guidée notamment par un souci de rendement à long terme et d’efficience, et d’éviter ainsi les écueils parfois attribués à une gestion du type d’administration publique insuffisamment à l’écoute de sa clientèle. A cet égard, l’absence de loi de nationalisation donne plus de souplesse à EDF pour se désengager d’une activité y compris réduite, notamment à l’étranger, qui ne serait plus jugée stratégique, à l’instar de tous les grands groupes mondiaux. La stratégie de l’entreprise nationale restera en tout état de cause sous le contrôle du Parlement et de l’opinion publique.

En conclusion, il convient de rappeler les défis assez existentiels de la transition énergétique qui justifient amplement le recours à une planification sous le contrôle de l’État. A cet égard, le scénario du Shift Project souligne la nécessité à l’horizon 2050 de :

  • diviser par 6 notre consommation d’énergie fossile ;
  • déployer une paire de réacteurs nucléaires de type EPR par an à partir de 2035, type EPR (ce qui permettrait au nucléaire et à l’hydroélectrique de représenter 65% des besoins en énergie) ;
  • convertir 60 000 hectares de terres pour la production de photovoltaïque et installer 10 000 mats d’éoliennes terrestres.

1 www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0671_proposition-loi.pdf

2 investir.lesechos.fr/actu-des-valeurs/la-vie-des-actions/edf-plonge-en-bourse-apres-lannonce-de-mesures-gouvernementales-en-vue-de-limiter-les-hausses-de-prix-1856214

3 www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-independance-energetique

4 www.touteleurope.eu/economie-et-social/energie-comment-fonctionne-le-marche-europeen-de-l-electricite/

5 fr.euronews.com/my-europe/2022/08/30/ttf-comment-un-marche-neerlandais-fixe-les-prix-du-gaz-pour-toute-leurope

6 www.vie-publique.fr/eclairage/283413-le-nucleaire-civil-quelle-part-dans-lenergie-de-demain

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