La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2023 | Semaine 17

Hmm… Vous avez l’air en manque d’énergie cette semaine. Ça tombe parfaitement bien car les super-rédacteurs de la Gazette du carbone proposent de vous redonner un bon coup boost avec ces deux articles sur :

  • le questionnement d’un député sur la remise en service des sites français de stockage de gaz ;
  • le projet de fusion de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

À vos tablettes et bonne lecture ! (Ça remplace celles de magnésium, si si !)

Sommaire

Questions émissions

Réflexions décarbonées

Questions émissions

en partenariat avec Logo Dixit

Faut-il remettre en service les sites français de stockage de gaz en sommeil ?

Portée par M. Timothée Houssin (Rassemblement National - Eure)

Le député Timothée Houssin appelle l’attention de la ministre de la Transition énergétique sur l’opportunité de remettre en fonctionnement des sites de stockage de gaz actuellement en sommeil dans sa circonscription (notamment le site de Saint-Clair-sur-Epte).

Contexte

Proposé par la Commission européenne en mai 2022 en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le plan REPowerEU1 fixe un objectif de réduction massive des importations de gaz russe afin de s’en passer totalement à horizon 2027. La Russie demeure alors le deuxième fournisseur de l’Union avec plus de 30 % des importations2. Anticipant des ruptures d’approvisionnement en gaz, l’Union fixe dès juin 2022 un nouvel encadrement3 des niveaux de stockage des pays membres : les installations de stockage souterrain de gaz doivent être remplies au moins à 80 % de leur capacité avant le début de l’hiver 2022/2023, et à 90 % avant le début de l’hiver suivant. Le texte est moins clair sur la capacité de stockage nécessaire à l’Union.

L’enjeu à court terme : la sécurité d’approvisionnement en gaz de la France

Le stockage souterrain est nécessaire à l’ajustement de l’offre à la demande sur le marché du gaz en particulier en fonction des saisons. Il assure également une certaine marge de sécurité pour l’approvisionnement. Celle-ci doit s’apprécier à l’aune de l’article R. 121-4 du Code de l’énergie4, qui dispose que le fournisseur de gaz doit être en mesure d’assurer la continuité de la fourniture aux clients domestiques et non-domestiques “assurant des missions d’intérêt général liées à la satisfaction des besoins essentiels de la Nation” (administration, éducation, sécurité, santé) dans une situation d’hiver froid, pendant une période temporaire de température extrêmement basse, ou une “disparition […] de la principale source de d’approvisionnement”.

La Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) estimait, dans un arrêté du 13 mai 20225, que les stocks minimaux de gaz naturel pour garantir la sécurité d’approvisionnement de la France pour l’hiver 2022-2023 devaient être de 1845 GWh/j en débit de soutirage. Or les 12 sites de stockage souterrain gérés par Storengy, filiale d’Engie, et Terega, à l’actionnariat privé diversifié, présentent environ 2 400 GWh/j de capacité de soutirage6, pour un total de 130 TWh, soit près d’un tiers de la consommation annuelle nationale (450 TWh en 2021)7.

La Commission de régulation de l’énergie (CRE) est une autorité administrative indépendante qui veille au bon fonctionnement des marchés de l’électricité et du gaz en France, au bénéfice des consommateurs finaux et en cohérence avec les objectifs de la politique énergétique. Alors que le taux de remplissage des capacités de stockage avoisine 100 %, comme au 1er novembre 2022, elle indique qu’environ “2/3 de la consommation hivernale des PME et des particuliers” serait couverte en cas de rupture d’approvisionnement8. Et ce alors que le gaz norvégien continue d’irriguer le marché européen, complété par du gaz naturel liquéfié (GNL) principalement en provenance des États-Unis, du Qatar et du Nigeria2 : la France, avec ses quatre terminaux méthaniers, dispose d’une capacité d’importation de GNL d’environ 1330 GWh/j6.

Enfin, GRTGaz a enregistré une baisse de 15,1 % de la consommation nationale pour l’hiver 2022-2023 relativement à l’hiver 2018-2019. Même si les températures plutôt clémentes de l’hiver 2022-2023 expliquent en partie cette baisse, la forte chute récente des prix mondiaux du GNL témoigne d’une détente en matière d’approvisionnement à horizon d’un an.

Les goulots d’étranglement identifiés par The Shift Project, dans son rapport sur les risques d’approvisionnement en gaz naturel pour l’UE , résident avant tout dans la disponibilité des méthaniers et des infrastructures de regazéification, mais également dans la capacité de stockage. Il souligne un risque sévère d’approvisionnement à horizon 2025 en cas de limitation durable des livraisons russes à l’UE. Il anticipe une aggravation des tensions sur le marché du GNL à moyen terme, compte tenu de la croissance des importations asiatiques. Une capacité de stockage accrue permettrait donc de diminuer les risques de rupture d’approvisionnement, lesquels peuvent cependant être gérés également par des contractualisations à long terme et une diversification de nos fournisseurs.

Un besoin de stockage amené à décroître à plus long terme

Le plan REPowerEU rehausse les ambitions du paquet “Fit for 55” et appelle à une diminution drastique de la consommation de gaz en Europe, passant de 366 Gm3 en 2022 à 40 Gm3 en 2030 (sans aborder la question du stockage). Le Plan de transformation de l’économie française (PTEF) du Shift Project propose également une planification de la baisse d’activité du réseau gazier, via la sobriété et l’efficacité énergétique, le déploiement des énergies décarbonées ainsi que l’électrification du chauffage résidentiel et tertiaire, et de l’industrie. Au total, The Shift Project prévoit une division par 4 de la consommation de gaz naturel en France à l’horizon 2050.

Les besoins en stockage sont donc amenés à diminuer avec la capacité de la France à se défaire de sa dépendance au gaz, en particulier dans le secteur du bâtiment, qui pèse lourd dans l’impératif de modulation saisonnière.

Les sites de stockage trouveront-ils des débouchés alternatifs au gaz naturel ? C’est peu probable. Le biométhane ne pourra que partiellement assurer la relève du gaz naturel sur le réseau gazier. La valorisation des déchets organiques butera sur les limites 5 fois moindres que le gaz naturel actuellement selon les travaux du Shift Project. Le dernier rapport de la CRE sur l’avenir des infrastructures gazières9 montre que dans un scénario sans développement des PAC hybrides et suppression des chaudières gaz, seulement un tiers des capacités de stockage existantes seraient utiles pour le gaz méthane (ce scénario prévoit 165 TWh de consommation de gaz en 2050 ce qui est supérieur aux trajectoires envisagées dans la SNBC).

L’hydrogène bas-carbone, produit par électrolyse de l’eau, n’est pas non plus en mesure de prendre massivement le relais du gaz naturel dans les infrastructures de stockage existantes, pour au moins deux raisons :

  • D’abord, les technologies de production d’hydrogène – ou d’ailleurs de méthane (power to gas) – par électrolyse occasionnent des pertes significatives de rendement énergétique, ce qui a incité le PTEF à plaider pour une réduction maximale de toute forme d’énergie gazeuse.
  • Ensuite, le stockage de l’hydrogène, par exemple pour compenser l’intermittence de production d’électricité éolienne et photovoltaïque, n’est pour l’heure possible que dans les sites en cavités saline, et non dans ceux en nappe aquifère qui sont les plus répandus en France (notamment à Saint-Clair-sur-Epte).

Enfin, la séquestration carbone artificielle ne présente pas un degré de maturité suffisant. Le stockage massif de CO2 dans les sites souterrains n’est pas envisagé dans le PTEF.

En résumé, la remise en service de sites de stockage souterrains de gaz n’est pas cohérente avec une trajectoire de réduction à long terme de l’usage des combustibles gazeux, notamment dans le secteur du bâtiment (résidentiel et tertiaire). Elle peut toutefois rendre des services à horizon 2025 pour mieux gérer les tensions internationales sur l’approvisionnement gazier.

1 Commission européenne. REPowerEU: une énergie abordable, sûre et durable pour l’Europe

2 Conseil européen. Conseil de l’Union européenne. Infographie – D’où provient le gaz de l’UE ?.

3 Conseil européen. Conseil de l’Union européenne. Communiqué de presse. 27 juin 2022

4 Légifrance. Code de l’énergie

5 Légifrance. Arrêté du 13 mai 2022 relatif aux stocks minimaux de gaz naturel pour garantir la sécurité d’approvisionnement en gaz naturel pendant la période comprise entre le 1er novembre 2022 et le 31 mars 2023

6 Ministère de la transition énergétique. Sécurité d’approvisionnement en gaz. 20 juin 2022

7 CRE. 29/04/2022. Le stockage de gaz en France.

8 CRE. 05/10/2022. Les stockages français de gaz sont pleins en préparation de l’hiver

9 CRE. Avril 2023. Rapport Avenir des infrastructures gazières aux horizons 2030 et 2050, dans un contexte d’atteinte de la neutralité carbone

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Réflexions décarbonées

Fusion ASN-IRSN

Le Sénat a émis un communiqué de presse le 9 mars 2023 soulignant que sa commission des affaires économiques « fera preuve d’une grande vigilance dans le cadre de la navette du projet de loi « Nouveau Nucléaire »1. Cette commission avait auditionné la veille le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et le directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur la réforme d’une fusion entre ces deux entités annoncée lors du Conseil de politique nucléaire du 3 février dernier. À cette occasion, les membres de la Commission avaient unanimement contesté la méthode retenue par le Gouvernement pour cette réforme, qui intervient par le biais d’amendements gouvernementaux au projet de loi « Nouveau Nucléaire », sans concertation, ni d’aucune évaluation ou d’avis du Conseil d’État.

Le projet de fusion ASN-IRSN a été rejeté en première lecture par l’Assemblée nationale le 15 mars. Le Gouvernement maintient toutefois sa volonté de fusionner les deux entités.

Contexte et enjeux

Dans le cadre de sa politique de relance du nucléaire, le Gouvernement a lancé au Parlement l’étude d’un projet de loi relatif à « l’accélération des procédures liées aux constructions de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes », dit « Nouveau Nucléaire »2, projet adopté le 11 janvier 2023 par la commission des affaires économiques du Sénat3. Ce n’est que début février, donc postérieurement, que le Gouvernement a introduit dans ce texte général un amendement sur la fusion entre :

  • l’IRSN4, établissement public à caractère industriel et commercial, en charge depuis 2001 de missions d’expertise, de recherche et de travaux, fonctionnant sous un régime de droit privé sous la tutelle conjointe des ministres chargés de la Défense, de l’Environnement, de l’Industrie, de la Recherche et de la Santé, et
  • l’ASN5, autorité administrative indépendante (AAI), en charge depuis 2006 de la réglementation, du contrôle et de l’information du public sur ces mêmes risques nucléaires et radiologiques.

Établi depuis 2006, ce système bicéphale obéit à une logique de séparation entre experts et décideurs/contrôleurs, et vise à garantir l’indépendance de la fonction d’évaluation par rapport aux fonctions de contrôle et de décision. En effet, toutes les autorités administratives indépendantes telles que l’ASN constituent, selon le Conseil d’État, des « organismes administratifs qui agissent au nom de l’État et disposent d’un réel pouvoir, sans pour autant relever de l’autorité du Gouvernement ».

Pour le Gouvernement, la fusion doit permettre, dans un contexte de la relance du nucléaire, de fluidifier les relations entre expertise et recherche, et de conforter l’indépendance des fonctions d’expertise et de décision par rapport aux industriels et au pouvoir politique6. Les fonctions d’expertise de l’IRSN transférées à l’ASN bénéficieraient du statut d’AAI. Cette organisation correspond à celles en vigueur aux États-Unis et au Canada.

Pour le Sénat, si une telle fusion devait avoir lieu, elle devrait apporter les garanties de :

  • ne pas entraîner une perte de compétences en termes d’expertise ou de recherche pour la filière électronucléaire ou pour les usages industriels et médicaux de la radioactivité ;
  • en particulier ne pas affaiblir le système de contrôle ;
  • maintenir l’indépendance de la fonction d’évaluation par rapport aux fonctions de contrôle et de décision.

Un sujet complexe

Les auditions ne paraissent pas avoir révélé un manque de fluidité dans les relations entre l’ASN et l’IRSN.

Le statut d’AAI dont bénéficieraient les activités de recherche de l’IRSN en cas de fusion est certes protecteur. Mais ces activités assez opérationnelles (leur transfert a été envisagé un temps en faveur du CEA par le Gouvernement) paraissent justifier d’une forme de responsabilité devant les ministères concernés. Certaines sont même financées par des partenaires industriels et des exploitants comme EDF. Par ailleurs, l’IRSN développe des prestations à caractère commercial comme la vente de produits issus de sa recherche. En 2013, ces partenariats et activités commerciales représentaient 37,9 millions d’euros pour un budget total de l’IRSN s’élevant à 293,6 millions d’euros dont 255,7 millions de financements publics7). Si l’ASN absorbait l’IRSN, ces partenariats et ces activités commerciales seraient-ils compatibles avec son statut d’AAI ou créeraient-elles une forme de conflit d’intérêt ?

Les contrats de droit privé du personnel de l’IRSN favorisent la mobilité des collaborateurs entre l’IRSN et l’industrie ; ils sont une source de transfert des savoirs et expériences vers les industriels et les exploitants. En cas de fusion, les membres de l’IRSN deviendraient des agents publics comme ceux de l’ASN : ce nouveau statut leur permettrait-il de maintenir ce transfert qui contribue à la sûreté nucléaire ?

Plus généralement, la réunion au sein d’une même entité des experts, contrôleurs et décideurs ne paraît pas assurer la nécessaire séparation entre contrôlés (l’exploitant) et contrôleurs (l’ASN). Certes, le reproche a été fait à l’ASN à l’automne 2022, au moment où l’on craignait des délestages en matière d’électricité, d’exiger des travaux sur les centrales sans suffisamment prendre en compte les impératifs de production. L’ASN a fait valoir en retour qu’elle avait réclamé dans le passé une relance des capacités nucléaires françaises justement afin de ne pas être placée face à ce type de choix difficiles entre sûreté nucléaire et sécurité d’approvisionnement. Il paraît important que ce type de débats puisse avoir lieu en public et non au sein d’une seule entité, fût-elle une autorité administrative indépendante.

Sur un autre plan, la séparation des activités d’expertise et de recherche actuellement regroupées au sein de l’IRSN interroge dans un domaine scientifique et technique. Pour ne pas affaiblir le système de contrôle, il convient de favoriser les échanges de compétences entre fonctions d’expertise et d’évaluation, à l’heure où de nouvelles technologies comme les réacteurs de type SMR se développent.

Une étude d’impact serait donc bienvenue pour répondre à ces questions

Un temps de réflexion nécessaire

La gouvernance de la filière nucléaire constitue une clé de voûte pour rassurer les citoyens sur sa sûreté. C’est particulièrement vrai à l’heure où sont examinées la prolongation au-delà de 60 ans des réacteurs en exploitation et la construction de nouvelles unités, ainsi que la demande de création du site de stockage géologique Cigéo.

Pour les Shifters, la politique énergétique française doit suivre une ligne de crête entre sobriété, favorisant une baisse de la consommation totale d’énergie, et développement du nucléaire et des énergies renouvelables pour un mix énergétique décarboné8. Une évolution aussi forte a besoin de stabilité et de perspectives. Il importe de prendre le temps du débat, de l’information et de la conviction afin d’éviter à l’avenir les errements et revirements passés, récemment dénoncés par la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale visant « à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France »910.

1 www.senat.fr/salle-de-presse/communiques-de-presse/presse/cp20230309a.html

2 www.senat.fr/leg/pjl22-100.html

3 www.senat.fr/lessentiel/pjl22-100.pdf

4 videos.senat.fr/video.3308176_640677e3c9aaa.reforme-de-la-surete-nucleaire—-audition-de-l-institut-de-radioprotection-et-de-surete-nucleaire

5 videos.senat.fr/video.3315557_640889e639aa1.reforme-de-la-surete-nucleaire—-audition-de-l-autorite-de-surete-nucleaire

6 www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2022-2023/premiere-seance-du-lundi-13-mars-2023

7 www.senat.fr/rap/r13-634/r13-6341.pdf

8 theshiftproject.org/wp-content/uploads/2021/01/Fiche-Energie.pdf

9 www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-independance-energetique

10 www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/comptes-rendus/ceindener/l16ceindener2223053_compte-rendu

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