La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2022 | Semaine 40

Voilà une Gazette du Carbone qui fait le grand écart. D’un côté, philosophique, elle revient sur la notion de « sobriété », terme redécouvert cette automne, mais qui transcendait déjà nombreux rapports et scénarii sur nos émissions de gaz à effet de serre. De l’autre, elle explicite comment, concrètement, une méthode de calcul d’impact carbone peut influer sur les comportements des citoyens – ici par exemple, des consommateurs d’internet (fixe et mobile). Bonne lecture !

Sommaire

Réflexions décarbonées

Réflexions décarbonées

La sobriété : le nouveau maître-mot du Gouvernement

Le 5 septembre dernier, dans une conférence de presse sur la situation énergétique en Europe, le Président E. Macron a évoqué « un plan de mobilisation active » pour la réduction de la consommation des énergies. Deux jours plus tard, un dossier intitulé « Liberté, égalité, sobriété » paraissait au Nouvel Obs1. Il y était question des différentes approches de la sobriété, et portait mention du Plan de Transformation de l’Économie Française (PTEF) du Shift Project.

Le discours présidentiel emploie des termes forts mais reste avant tout une décision en réponse au contexte de l’arrêt forcé de l’importation de gaz russe et de la flambée des prix des énergies qui en découle. S’il est indéniable que la sobriété est nécessaire pour « passer l’hiver », elle est surtout un des leviers principaux de la transition énergétique. Ainsi, l’enjeu, de ce dernier point de vue, est bien de pouvoir inscrire la sobriété dans le temps pour tenir nos engagements bas carbone.

En attendant donc le détail des propositions du gouvernement issues de son plan de sobriété énergétique dévoilé ce jeudi 6 octobre2, tâchons de comprendre ce que signifie ce terme et d’éviter les pièges dans lesquels il est facile de tomber. Car, en effet, dans certains discours il n’est pas rare de le trouver en synonyme de pauvreté, de souffrance et d’efforts injustement demandés et inégalement répartis. On l’oppose à l’abondance, on l’associe aux amish, bref, c’est un concept qui peut être mal compris ou instrumentalisé. La sobriété est-elle une privation de tout ? N’est-elle qu’une contrainte ?

La sobriété est dans les choix individuels et collectifs

Dans le cadre de l’écologie, la notion de sobriété désigne un mode de vie où la consommation d’énergie et de ressources est diminuée3. Elle est liée à une limite qui est d’abord physique, au sens de ce que la science physique nous enseigne : l’énergie et les matières premières sont en nombre fini. Partant de là, la question du mode de vie, de l’organisation sociale, du partage de ces ressources se posent. D’autant qu’il n’y a pas une seule recette magique valable partout mais des arbitrages à faire sur ce que l’on considère comme nécessaire ou non. C’est la deuxième limitation qui est cette fois d’ordre humaine : elle pose la question de savoir comment utiliser au mieux ces stocks épuisables. C’est pourquoi la sobriété est à la fois une exigence de l’individu envers lui-même mais également une affaire publique qui concerne tout le monde.

On ne saurait donc réduire cette notion aux seuls choix individuels, ni la cantonner au domaine de la consommation, elle concerne également nos modes de productions, nos manières d’habiter, et la structure de notre société4.

Ainsi, le problème est que la réflexion sur la sobriété nous pousse à questionner deux échelles du désir. La première est celle de l’individu qui questionne ses propres choix et les met en équilibre avec les contraintes de sa situation particulière. La seconde est celle de la société qui doit proposer des idéaux nouveaux ainsi qu’une direction collective qui donne du sens aux concessions des individus sans pour autant imposer un seul modèle rigide de vie.

Désirabilité et justice sociale : deux piliers de la sobriété efficace

À l’échelle collective, il faut tenter de penser la sobriété sans tomber dans la contradiction. La sobriété étant une recherche d’équilibre, en faire une contrainte subie serait contre-productif et la stabilité serait inatteignable. Si elle a un rapport avec le négatif, par exemple, ne pas prendre sa voiture pour faire 2km, elle ne doit pas être vue par ce qu’elle enlève mais ce qu’elle ajoute. C’est ce que l’on appelle la « désirabilité », le travail qui est fait pour montrer les avantages d’un changement de mode de vie, notamment par le plaisir qu’il apporterait.

La sobriété n’est donc pas une table rase, elle n’est pas la suppression de tout ce qui nous fait rêver pour se « contenter » de ce qui est dicté par les scientifiques du GIEC. Au contraire, elle révèle de nouvelles choses, de nouveaux plaisirs, de nouvelles organisations.

Il ne s’agit pas de prendre son vélo dans des rues surchargées de voitures, mais d’imaginer un espace public où la place de la voiture est adaptée à la promotion des autres modes de transports, où on a de l’espace pour marcher. Ici la sobriété appelle à repenser l’espace public sous toutes ses coutures : “Les incitations à la marche nécessitent d’une approche très transversale, où la qualité des espaces publics (taille des trottoirs, espaces apaisés, bancs, végétalisation etc.) va de pair avec une qualité de vie urbaine (rez-de-chaussée actifs, terrasses, animations, etc.)” .

Une démarche de sobriété prenant en compte à la fois l’efficacité et la désirabilité demande, comme on le voit, une intégration dans l’ensemble du système et ne peut pas être juste une béquille ou une excroissance de l’organisation déjà en place. En deux mots, la sobriété sans la justice sociale, c’est une domination supplémentaire d’une classe sur une autre, mais pas une stratégie efficace de décarbonation. Le manque de justice sociale peut même être un frein à la transition comme le montre le dernier rapport du GIEC : « Les enseignements de l’économie expérimentale montrent que les gens peuvent ne pas accepter une distribution qu’ils considèrent comme injuste, même si le fait de ne pas l’accepter a un coût. Les questions d’équité étant importantes pour parvenir à une décarbonation profonde, la transition vers un développement soutenable dépend de la prise en compte sérieuse de l’équité dans les politiques climatiques et les négociations internationales. »5

Ainsi on ne peut faire de la sobriété une excuse pour dire aux individus « débrouillez-vous », il est nécessaire de l’accompagner par des mesures qui lui donnent un sens, qui relient la communauté, qui l’organisent de manière à ce qu’elle soit efficace et partagée.

« Il nous faut un plan »

Pour que la sobriété soit efficace, elle doit être pensée dans une approche globale, secteur par secteur. C’est la démarche du Shift Project dans son plan (PTEF). Mais cette approche globale sert aussi à lui donner du sens : les individus ne veulent pas se sentir lésés ou défavorisés par rapport à d’autres et doivent pouvoir se projeter dans ce modèle qui n’existe pas.

La volonté derrière ce plan est donc de montrer la société décarbonée de 2050, ce qui n’est pas qu’une affaire de calcul. C’est pourquoi, à la fin de certains chapitres, des scénarios fictifs mettent en scène des personnes et l’impact des mesures du plan sur leur vies quotidiennes.

Une telle démarche permet d’amorcer la question de la sobriété par le plaisir et par ce qu’elle peut avoir de désirable. Ainsi, on peut par exemple lire, dans le chapitre sur la mobilité quotidienne, l’exemple d’une famille qui déménage dans une ville moyenne ayant été repensée pour que tout puisse se faire à pied ou à vélo, ou encore, l’exemple d’un homme travaillant à 6 km de chez lui qui remplace son SUV par un vélo électrique. Ce que nous montre le PTEF ce n’est pas ce que l’on va perdre avec la transition mais ce que l’on a à gagner. Et c’est par un effort d’imagination, d’invention, de construction de récits que la sobriété pourra dépasser l’impératif extérieur pour devenir une forme de vie désirable.

L’exemple de la sobriété numérique

Si nous prenons l’exemple des travaux du Shift Project sur la sobriété numérique, on observe que la sobriété dépasse le “simple” calcul émissions/objectifs. Poser la question de la sobriété c’est réinvestir la démocratie et le collectif dans des domaines où nous avions entièrement perdu la main : « Les technologies ne sont pas de simples outils mais une dimension supplémentaire et structurante de nos quotidiens ». Le marché du numérique repose sur l’obsolescence psychologique, sur le fait de créer sans cesse le besoin de nouveaux modèles, de faire de nos objets du quotidien des objets connectés, de nous convaincre de la nécessité du déploiement de nouvelles technologies (par exemple la 5G). Or, on peut se demander si les directions prises par ce marché sont désirables, et si on ne pourrait pas en faire l’objet de décisions collectives.

Le rapport du Shift Project sur la sobriété numérique rend sensible l’idée qu’à l’échelle individuelle il est nécessaire de former les citoyens pour les amener à comprendre ces enjeux et permettre, au niveau collectif, de mener des débats débouchant sur la mise en place « d’actions ayant un véritable effet systémique, à grande échelle. » La sobriété n’est plus ici synonyme d’une perte de liberté mais d’une maîtrise de ce qui structure notre quotidien.

La sobriété et l’effet rebond

Enfin, la sobriété est une arme contre l’effet rebond. Gagner en efficacité énergétique pour telle industrie ou tel secteur de l’économie n’est pas en soi une réponse au défi climatique et à la décarbonation. L’histoire de notre développement technique depuis la révolution industrielle montre qu’à chaque gain d’efficacité technique la production d’énergie n’a pas baissé, voire qu’elle tend à augmenter. En nous donnant plus de facilité et en démocratisant un usage nouveau d’une technologie, les innovations nous donnent plus de pouvoir et abaissent les limites de ce qu’il est possible de consommer pour une personne en une vie. Si donc les limites ne peuvent venir du déploiement de la technique, c’est soit de nous-même qu’elles viendront, soit des multiples contractions du monde physique.

Conclusion

L’exploration des différents enjeux de la sobriété nous permet de relever ce qui en ferait une démarche juste et efficace. Bien comprendre la sobriété c’est prendre en compte les critères de désirabilité, de justice sociale, la nécessité d’une approche technique systémique, des décisions démocratiques et sa prévalence sur l’innovation.

1 L’OBS. « Liberté, égalité, sobriété : comment concilier transition écologique et justice sociale » – www.nouvelobs.com/ecologie/20220907.OBS62895/liberte-egalite-sobriete-comment-concilier-transition-ecologique-et-justice-sociale.html

2 France Info. « Sobriété énergétique : le gouvernement présentera son plan jeudi 6 octobre » – www.francetvinfo.fr/politique/gouvernement-d-elisabeth-borne/sobriete-energetique-le-gouvernement-presentera-son-plan-jeudi-6-octobre_5386015.html

3 Florian Cézard, Marie Mourad. 2019. Panorama sur la notion de sobriété – définitions, mises en œuvre, enjeux (rapport final). 52 pages – librairie.ademe.fr/dechets-economie-circulaire/489-panorama-sur-la-notion-de-sobriete.html

4 « L’application de la sobriété sur le terrain se décline à des échelles macro (organisation socio-économique), méso (territoires, entreprises, modèles économiques d’organisations spécifiques) et micro (individus), au niveau de la production et de la consommation », Ibid.

5 IPCC, 2022: Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change. Chap.1, “1.4.6 Equity and fairness”

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L’affichage environnemental du numérique pour les FAI et les opérateurs télécom : un premier pas qui en appelle d’autres

Le 1er janvier 2022 entrait en vigueur l’obligation d’affichage environnemental pour les fournisseurs d’accès internet (FAI) et pour les opérateurs télécom prévue par l’article 13.III de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire. Ils sont tenus d’informer leurs usagers de la quantité de données consommées et des émissions de gaz à effet de serre (GES) correspondantes. L’obligation d’affichage ne vaut que pour les abonnés aux réseaux fixes et mobiles du grand public.

Un référentiel de calcul élaboré par l’ADEME

Chargé dans la loi d’établir la méthode de calcul, l’ADEME a produit un référentiel, ajouté à l’outil Base Impact (rubrique “Référentiels sectoriels & Échelle”/Numérique), permettant aux FAI et aux opérateurs de calculer l’empreinte numérique des données consommées par leurs usagers. Jusqu’en décembre 2023, les FAI et les opérateurs pourront utiliser une méthode de calcul simplifiée à partir des données nationales moyennes. Ensuite, les opérateurs seront tenus d’utiliser les données spécifiques à leurs réseaux, ce qui permettra une comparaison plus fine de leurs impacts respectifs par les usagers, qui pourront en tenir compte dans leur choix.

La délicate évaluation des impacts du numérique

Le référentiel de l’ADEME s’inscrit dans une réflexion plus globale menée conjointement avec l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) sur l’impact environnemental du numérique.

Ce travail très sérieux et complet a fait l’objet d’un rapport publié en janvier 2022. Il montre notamment la complexité de la mesure, en comparant ses propres résultats avec ceux d’études similaires dont le rapport publié par le Shift Project en 2018 (Lean ICT – Pour une sobriété numérique). Selon la méthode et les données utilisées, les émissions de gaz à effet de serre (GES) varient d’un facteur 0,9 à 3 .

Une partie seulement des impacts du numérique

Plus généralement, ce rapport pourrait être le socle d’une régulation du numérique de “bout en bout”, de la conception des infrastructures des opérateurs aux usages des utilisateurs finaux. Pour autant, les émissions liées aux datacenters et aux terminaux des utilisateurs sont exclues du référentiel. Cela est compréhensible, puisque l’affichage environnemental prévu par la loi ne concerne que les émissions imputables aux FAI et opérateurs, mais le résultat fourni à l’utilisateur pourrait l’induire en erreur sur l’impact réel de sa consommation. L’ADEME précise que les autres sources d’émissions liées au numérique sont (ou seront) prises en compte dans d’autres référentiels, mais cela n’entraîne(ra) pas d’obligation d’affichage pour les entreprises concernées.

Les limites de l’encapacitation

Bien qu’il soit nécessaire d’informer les citoyens sur l’impact environnemental de leurs usages, toute stratégie basée sur l’encapacitation (ou empowerment en anglais), donc non contraignante pour les entreprises comme pour les usagers, rencontre certaines limites.

Ce type de stratégie part du principe que le consommateur réduira de lui-même sa consommation s’il est informé (ici) des émissions qu’elle génère. Cela est relativement incertain, et ne fonctionnera que pour autant qu’il ait conscience des mécanismes et des effets du dérèglement climatique. Ce seul affichage sera-t-il suffisamment incitatif pour corriger la trajectoire prise par la France en ce qui concerne ses émissions liées au secteur numérique ? On peut en douter.

Rappelons que l’empreinte environnementale du numérique est en progression de 9 % par an au niveau mondial d’après le rapport Lean ICT du Shift Project. Il serait donc souhaitable d’accompagner ces mesures par des contraintes effectives pour les entreprises, afin de les diriger vers des pratiques plus efficaces, comme la réduction de la qualité de la vidéo en streaming, principal facteur dans les émissions du numérique.

Décomposer l’impact par usage ?

On peut envisager que des améliorations à venir apporteront un niveau de détail suffisant à l’affichage obligatoire pour distinguer l’impact de chacun des usages du numérique, afin que le consommateur puisse faire des choix de sobriété éclairés : par exemple en privilégiant l’utilisation du wifi et des lignes fixes sur celle des lignes mobiles, en estimant l’impact du téléchargement d’une vidéo, d’un article de presse ou d’une recherche sur le Web, etc.

Cette décomposition est d’autant plus souhaitable que des usages très gourmands en données tels que le partage de vidéos sur les réseaux sociaux (TikTok) ou des fonctionnalités émergentes (métavers) sont de nature à accélérer la croissance des impacts climatiques du numérique. L’affichage différencié pourra amener les entreprises et le grand public à une meilleure prise de conscience.

1 www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000041553778

2 ADEME. Base IMPACTSbase-impacts.ademe.fr/gestdoclist

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