La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2022 | Semaine 26

Nous voilà rechargés après un week-end à l’Univershifté, l’université d’été du Shift Projet et des Shifters, où bénévoles, chercheurs, professionnels et évidemment une partie de la rédaction de la Gazette du Carbone s’est retrouvée pour des conférences, des tables-rondes et des moments conviviaux !
L’activité de la 16e législature de l’Assemblée Nationale est quant à elle sur le point de débuter. En attendant les premières questions au Gouvernement et propositions de loi, nous publions aujourd’hui deux réflexions venant compléter des informations vues dans la presse. Nous parlons de décarbonation de l’industrie et de capture et stockage carbone.
Mot magique de la semaine (mais pas que) : sobriété !

Sommaire

Vu dans la presse

Vu dans la presse

La capture et le stockage du carbone sont-ils une technologie efficace de décarbonation ?

Article publié par le journal Libération

Dans un article publié le 5 avril 2022 sous le titre « Climat: capturer et stocker le carbone, un mirage, une distraction, plus qu’une solution », le journal Libération se fait l’écho du GIEC, qui conteste cette approche à la technologie [peu aboutie et encore très coûteuse] dans le dernier volet de son sixième rapport. De quoi s’agit-il, et dans quelle mesure est-ce une solution applicable en France ?

Le captage et stockage géologique de CO2 (Carbon Capture and Storage : CCS) : qu’est-ce que c’est ?

Le CCS est un processus consistant à capter du CO2 rejeté par un industriel ou un producteur d’électricité, à le conditionner, à le comprimer et à le transporter pour le stocker. Ce processus peut être divisé en trois phases :

  • Le captage du CO2. Celui-ci peut être effectué soit en post-combustion (c’est à dire à l’aval de la chaudière), soit par oxy-combustion (captage après une combustion à l’oxygène pur), soit en pré-combustion (captage à la source, en transformant, avant usage, le combustible fossile en un gaz de synthèse). Il convient de noter qu’il est impossible de capter toutes les émissions provenant d’un processus industriel.
  • Le transport. Simple à mettre en œuvre, il peut être effectué par camion, train, canalisation ou bateau.
  • Le stockage. Nécessitant des conditions géologiques particulières, il peut être effectué soit en sous-sol terrestre (en particulier dans des cavités salines), soit en offshore.

Le CCS est une technologie connue depuis longtemps, le premier ayant été mis en service en 1972 aux États-Unis1. Le coût de mise en œuvre varie en fonction de la technologie de captage choisie, de la distance de transport et des conditions géologiques du stockage. Selon l’IOGP, association des producteurs de gaz et de pétrole, ces coûts sont compris entre 62 et 131 €/tCO2 pour le secteur électrique et entre 19 et 172 €/tCO2 pour l’industrie1. De son côté, l’ADEME estime que le coût de cette technologie est compris entre 100 et 150 €/tCO2 évité ce qui ne lui permet pas d’être compétitive actuellement2.

Le coût économique n’est pas le seul frein au déploiement du CCS. Bien que ce processus soit opérationnel depuis près de 50 ans et que les différentes parties captage / transport / stockage qui le composent soient matures technologiquement, la combinaison des trois parties peut s’avérer complexe. Concrètement, on trouve ce problème dans l’accès des sites industriels aux stockages géologiques. A titre d’exemple, selon l’ADEME, seuls les sites industriels proches de Dunkerque et du Havre, en raison d’un potentiel accès à des stockages en mer du Nord, et de l’ancien gisement gazier du Lacq seraient propices à un déploiement de la technologie CCS2. Cette technologie est donc bien pertinente pour réduire les émissions des grands sites industriels dont l’électrification sera difficile, mais elle a des conditions géologiques importantes.

Il convient enfin de noter que le captage du CO2 ne se limite pas à la technologie CCS. En effet, au lieu de stocker le CO2 capté, il est possible de le réutiliser (on parlera Carbon Capture and Utilization : CCU) dans le processus EOR (Enhanced Oil Recovery : processus qui vise à améliorer la récupération du pétrole) ou pour produire des engrais par exemple. Contrairement au CCS, l’impact environnemental du CCU est plus difficile à estimer3. Le captage de CO2 pourrait également engendrer des émissions négatives, c’est-à-dire supprimer du CO2 de l’atmosphère, en captant le CO2 issu de la combustion de biomasse (BECCS : Bio-Energy with Carbon Capture and Storage) ou en captant directement le CO2 présent dans l’atmosphère (DACS : Direct Air Capture and Storage).
Aujourd’hui, avec une vingtaine de projets commerciaux opérationnels dans le monde pour une capacité totale de captage de plus de 45 Mt/CO2/an, le captage de CO2 est une technologie peu déployée4. La majorité des projets actuellement en opération sont situés aux Etats-Unis où le CO2 est utilisé dans le processus EOR.

Le CCS : une solution adaptée à la France?

En mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a publié un rapport intitulé « Net Zero by 2050 ». Il vise à définir les politiques énergétiques mondiales à mettre en œuvre pour atteindre la neutralité carbone en 2050. L’AIE estime que l’atteinte de cet objectif nécessitera de capter 7,6 GtCO2/an à l’échelle mondiale, 95% étant stockés de manière permanente. Le secteur industriel mondial représenterait près de 40% des émissions captées et le secteur de production de l’électricité près de 20%5. Ainsi, l’AIE considère que ces technologies de captage de CO2 (CCS, CCU, DACS, ou BECCS) constituent un pilier essentiel dans la stratégie de décarbonation mondiale.

Le constat pourrait s’avérer quelque peu différent pour la France. Le mix électrique français repose déjà fortement sur des énergies non fossiles et les dernières centrales charbon devraient être fermées prochainement. Ainsi, le rôle du CCS pour décarboner le mix électrique devrait rester marginal. En revanche, il pourrait être pertinent de recourir au CCS pour les sites industriels dont l’électrification sera difficile. Mais, selon l’ADEME, seules les industries situées dans les régions du Havre, de Dunkerque et de Lacq seraient susceptibles de recourir à la technologie CCS, ce qui correspond au stockage de 24 MtCO2/an. En outre, les actions de réduction des émissions de CO2 (efficacité énergétique, électrification des procédés…) conduiront à réduire ce « potentiel » à 5 MtCO2/an en 20506. De son côté, The Shift Project estime un recours au CCS dans le secteur de l’industrie française en 2050 à hauteur de 3 MtCO2/an après application du Plan de transformation de l’économie française. Par conséquent, en France, le recours à la technologie CCS ne conduirait que marginalement à décarboner l’économie française, la sobriété, l’efficacité énergétique et l’électrification des usages restant les piliers de cette décarbonation.

Qu’en pensent les Shifters ?

Toute technologie qui permet de réduire les émissions de CO2 voire d’en retirer de l’atmosphère doit être étudiée. Cependant, le CCS ne doit pas être utilisé pour justifier des projets utilisant des énergies fossiles. La décarbonation passera par la sobriété et l’efficacité énergétique et par l’électrification des usages. Le CCS pourrait constituer une technologie intéressante pour décarboner les « derniers MWh » dans l’industrie ou dans le secteur électrique.

1 ec.europa.eu/info/sites/default/files/iogp_-_report_-_ccs_ccu.pdf

2 librairie.ademe.fr/cadic/69/avis-ademe-csc_france_2020-011234.pdf

3 report.ipcc.ch/ar6wg3/pdf/IPCC_AR6_WGIII_FinalDraft_Chapter11.pdf (p38)

4 www.iea.org/reports/about-ccus

5 iea.blob.core.windows.net/assets/deebef5d-0c34-4539-9d0c-10b13d840027/NetZeroby2050-ARoadmapfortheGlobalEnergySector_CORR.pdf (p79)

6 librairie.ademe.fr/cadic/69/avis-ademe-csc_france_2020-011234.pdf

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Le coût de la décarbonation de l'industrie en France

Article publié par le magazine daf-mag.fr

Article de Philippe Portenseigne publié en mars 2022 sur daf-mag.fr, média destiné aux décideurs administratifs, financiers et RH, sous le titre « Quelles stratégies pour réussir la décarbonation de l’industrie en France ?»

L’industrie émet une large part des émissions de gaz à effet de serre en France. Selon l’INSEE1, elles s’élèvent en 2020 à 75,8 GteqCO2 soit 19% des émissions nationales. L’article de daf-mag.fr indique qu’elles ont fortement diminué depuis les années 1990, ce qui est corroboré par les données de l’INSEE, qui les évalue à 127,6 GteqCO2 en 2000, soit une diminution de 40%.

Précisons que, dans le même temps, la valeur de la production industrielle reculait de 10% selon l’OCDE2, ce qui ne peut qu’indiquer une diminution en volume au moins équivalente. Il faut en effet rappeler que la France a fortement réduit ou délocalisé sa production industrielle lourde.

Dans son rapport sur la décarbonation de l’industrie, The Shift Project avance des chiffres cohérents avec ceux de l’INSEE et précise que les industries lourdes (chimie, sidérurgie, métallurgie, matériaux de construction) représentent les trois quarts des émissions de GES de l’industrie en France.

Le rapport du MEDEF

L’article de daf-mag.fr soulève la question du financement de la décarbonation de l’industrie, dont le coût serait de «plusieurs dizaines de milliards d’euros», avec son lot de difficultés techniques dues à la spécificité de certains procédés de fabrication.

Des précisions, non citées par l’article, sont apportées par un rapport commandé par le MEDEFà Rexecode3, qui préconise les mesures suivantes :
  • Substitution du biogaz au gaz naturel
  • Electrification de la production de chaleur basse température
  • Capture et séquestration du CO2
  • Utilisation d’hydrogène bas carbone dans les procédés industriels existants
  • Extension des usages de l’hydrogène décarboné

Ce rapport évalue les besoins en investissements à 1,3 Md€ en 2023, chiffre qui croîtrait jusqu’à atteindre 7,9 Md€ pour l’année 2050. Ce chiffrage correspond à la mise en conformité de l’industrie française dans son ensemble avec la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) pour atteindre 20 Gt eqCO2 en 2050, soit une décarbonation à hauteur de 75%. Cela est cohérent avec l’objectif de 80% proposé par The Shift Project.

Les propositions du Shift Project

Les propositions du Shift Project sont pour partie communes, mais certaines sont plus précises. S’y ajoute en outre le levier de la sobriété. Les axes retenus par The Shift Project sont les suivants :

  • Le progrès continu : davantage d’efficacité énergétique, utilisation de combustibles moins carbonés (en métallurgie par exemple), recyclage des plastiques par reformation ou refonte (recyclage dit mécanique), électrification de procédés lorsque cela est possible. Un exemple est le développement de ciments bas carbone, à faible teneur en clinker.
  • La mise en œuvre de ruptures technologiques telles que l’utilisation d’hydrogène décarboné dans les procédés de fabrication, le recours au captage et au stockage du carbone sur les quelques sites industriels français identifiés comme pertinents par l’ADEME dans son étude de 2020, ou encore le recyclage chimique des plastiques, c’est-à-dire la transformation chimique des molécules qui les composent.
  • Des démarches de sobriété, avec notamment la réduction des quantités de béton mises en œuvre à usage équivalent et l’adaptation des volumes de matières produits (acier, plastiques, ciment etc.) à la demande des autres secteurs de l’économie en pleine transformation vers la décarbonation. The Shift Project juge la sobriété inévitable pour au moins 20 % du parcours de décarbonation de l’industrie lourd : à la fois pour atteindre ses propres objectifs, mais également pour correspondre aux nouveaux besoins de la société.

Le chiffrage de l’Institut Rousseau

The Shift Project ne propose pas encore de chiffrage financier des mesures qu’il préconise. Toutefois, son rapport sur la décarbonation de l’industrie est fréquemment pris comme référence pour les chiffrages effectués par d’autres organismes. Par exemple, l’Institut Rousseau s’appuie en partie sur lui dans un rapport récent sur la décarbonation de l’économie4. Dans son rapport, le think tank évalue les investissements nécessaires dans l’industrie à 2,4 milliards d’euros annuels, pour un surinvestissement par rapport au scénario tendanciel de 1,4 milliard d’euros.

Des évaluations cohérentes

Ainsi, bien que les périmètres ne soient pas rigoureusement identiques, les rapports du MEDEF et de l’Institut Rousseau préconisent des mesures ambitieuses avec un objectif de diminution de l’ordre de 80% des émissions de GES du secteur d’ici à 2050. Dans les deux cas, l’ordre de grandeur des investissements dans la décarbonation de l’industrie est de 2,5 milliards d’euros en moyenne jusqu’en 2030, avec une augmentation des dépenses au fil des ans. Le rapport du MEDEF avance un chiffrage total cumulé de 138 milliards d’euros sur la période 2022-2050.

1 INSEE, 2022, “Émissions de gaz à effet de serre par activité“ – www.insee.fr/fr/statistiques/2015759

2 FRED, chiffres de l’OCDE – fred.stlouisfed.org/series/FRAPROINDMISMEI

3 Rexecode pour le MEDEF, 2022, “Les enjeux économiques de la décarbonation de la France – Une évaluation des investissements nécessaires” – www.rexecode.fr/public/content/download/41617/427311/version/5/file/Doc-Travail-Climat-Enjeux-decarbonation-Investissements2022-05.pdf

4 Institut Rousseau, 2022, Rapport “2% pour 2°C – Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050” – institut-rousseau.fr/wp-content/uploads/2022/03/rapport-neutralite-carbone-institut-rousseau.pdf

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