La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2022 | Semaine 16

L’élévation du niveau des mers et des océans, une conséquence du dérèglement climatique, érode nos côtes et littoraux. On s’interroge, comme souvent dans la Gazette : quelles solutions pour en éviter les conséquences aujourd’hui, sans empirer la situation demain ?
Et parce que vous nous avez posé plusieurs questions suite à notre article « Reprise du transport aérien et lutte contre le dérèglement climatique », en voici une version plus longue, plus précise, plus intéressante (évidemment). Bonne lecture !

Sommaire

Notre sélection de la semaine

Questions émissions

Notre sélection de la semaine

Le Fonds Erosion Côtière (FEC), nouvel outil à la portée incertaine

Proposition portée par Mme. Sophie PANONACLE (Députée de la Gironde - LREM)

Une proposition de loi déposée sur le bureau de l’Assemblée Nationale fin février souhaite instaurer un Fonds Erosion Côtière destiné à financer les coûts liés à l’érosion des littoraux français. Elle viendrait prolonger la loi dite « Climat et Résilience » du 22 août 2021, et compléter le Fonds de Prévention des Risques Naturels Majeurs (dit « Fonds Barnier ») qui ne concerne pas les phénomènes érosifs.

Il y a urgence

Le problème à traiter est crucial. La hausse du niveau des mers pourrait atteindre 84 cm d’ici à 2100 selon le GIEC1 , et encore, cette valeur étant peut-être sous-évaluée par les modèles. L’érosion existante des littoraux va se poursuivre et s’accentuer, même dans l’hypothèse la plus optimiste d’une maîtrise complète du réchauffement climatique (+43 cm de hausse selon le GIEC). Le recul actuel du trait de côte concerne 20% du littoral français (920 km) et représente 30 km2 perdus sur la période 1960-20102 . 37% des côtes sableuses sont en recul, en particulier dans la Gironde, Les Bouches du Rhône et le Languedoc3 , sachant que ponctuellement, ce recul peut atteindre jusqu’à 3m/an.

Parer au plus pressé et anticiper

Le texte est justifié par une étude du CEREMA pointant une menace potentielle pour 50.000 habitations d’ici à 2100, représentant une valeur immobilière de 8 milliards d’euros4 , si le pire des 6 scenarii étudiés se concrétise, c’est à dire, la disparition des ouvrages de protection actuels sur tout le littoral. La création du FEC répond alors à un besoin des communes qui devront investir au-delà de ce que leurs moyens financiers leur permettraient.

Avec le FEC, ils pourront lancer :
  • des « actions de renaturation, d’expropriation et de relocalisation des biens et des équipements collectifs exposés au recul du trait de côte »
  • des « dépenses pour la réalisation des études, des travaux ou des équipements de protection contre l’érosion côtière ».

Le FEC concerne les communes qui ont accepté d’intégrer le dispositif proposé par l’État (soit 119 selon le projet de décret en cours) et sera financé par le produit de la taxe additionnelle aux droits d’enregistrement et de la taxe de publicité foncière.

Un texte en questions

La proposition concerne peu la décarbonation de l’économie (renaturation d’un côté, mais relocalisations de l’autre), et surtout l’adaptation aux conséquences de la carbonation. Ces dépenses n’ont de pertinence que si, en parallèle, la maîtrise des rejets de CO2 est effective, sans quoi l’élévation du niveau des mers et des océans se poursuivra.

La proposition de loi interroge à plusieurs titres.

  • La couverture géographique réelle est très partielle. Les 119 communes du projet de décret représentent à peine plus de 10% de celles concernées par le trait de côte. Seules 5 communes du littoral méditerranéen y figurent alors que certaines côtes comptent parmi les plus attaquées.
  • Le cadrage financier est faible eu égard aux enjeux. Les 8 milliards du rapport CEREMA concernent le seul secteur du logement. Or ce dernier représente la portion congrue du coût prévisible. Ainsi, une étude de l’ONERC a mesuré qu’une élévation de 1 m (hypothèse la plus pessimiste du GIEC) toucherait 198 km de routes nationales, 355 km d’autoroutes, 1967 km de voies ferrées ; 4338 km de départementales et 15522 km de routes communales5 . Au prix de 5 à 10 millions le kilomètre d’autoroute, de 1 (ligne normale) à 15 (TGV) pour le chemin de fer, la facture s’alourdit. Et si l’on intègre l’hypothèse de relocalisations dans des zones géographiques subissant déjà une forte pression foncière, la facture explose.
  • L’approche selon le trait de côte est très restrictive. Elle est certes commandée par l’existence du fonds Barnier dont elle comble une lacune. Mais la segmentation de l’approche va générer des problèmes. En effet, l’érosion combinée à l’élévation du niveau des mers accroît considérablement le risque de submersion. Ainsi, une hausse de 50 cm de ce niveau (hypothèse la plus optimiste du GIEC) multiplierait de 10 à 100 fois le risque de submersion qui concernerait 1,4 millions de résidents pour un coût de 3 à 4 milliards par an à l’horizon 2080. Ce risque concerne 864 communes, 165000 bâtiments6 et 850000 emplois situés dans des zones littorales basses. La submersion relève déjà du Fonds Barnier, mais que se passera-t-il lorsque l’érosion littorale générera une submersion ? Un flou juridique existe, et donc un imbroglio prévisible dans ce qui n’a rien d’hypothétique. De plus, l’érosion pourrait facilement faire sombrer le fonds Barnier, déjà en peine pour les risques qui lui sont propres. Si on prend par exemple la tempête Xynthia, la submersion a coûté 2,5 milliards, couverts pour 1,5 milliards par les assurances. Or, le fonds représente à peine 200 millions d’euros.

Pour aller plus loin

Plusieurs réflexions s’imposent.

  • Faut-il créer un FEC en parallèle au fonds Barnier, au risque de générer des ambiguïtés, ou bien amender le cadre d’application de ce dernier ? La seconde solution éliminerait des problèmes byzantins de définition et délimitation, et permettrait une gestion plus simple et cohérente de processus imbriqués.
  • Une évaluation globale doit être effectuée pour définir les besoins de financement. Le projet de loi de finance 2022 a fixé une autorisation d’engagement pour le Fonds Barnier de 235 millions d’euros pour tout type de catastrophe naturelle. Pour le FEC, le financement prévu est de 25 millions par an. Nous parlons en millions alors que les coûts se discutent en milliards. Même si les assurances paient une partie des dégâts (jusqu’à quand ?), les fonds risquent d’être un peu justes.
  • Il faudra veiller à ne pas faire du FEC un outil de mal-adaptation déplaçant les problèmes dans le temps et l’espace7 . L’éventuelle relocalisation doit s’effectuer dans le cadre d’une réflexion globale sur le territoire avec comme objectif décarbonation et limitation de l’artificialisation, ce qui signifie entre autres anticiper, définir un nouveau projet de territoire partagé, développer des solidarités et coopérations locales. Un tel fonds devra servir au maximum à devancer les évènements plus qu’à repousser l’inexorable.

1 www.ipcc.ch/srocc/chapter/technical-summary/

2 www.cerema.fr/fr/actualites/cerema-acheve-realisation-indicateur-national-erosion

3 www.geolittoral.developpement-durable.gouv.fr/premiers-enseignements-r476.html

4 www.cerema.fr/fr/actualites/cerema-estime-que-recul-du-trait-cote-pourrait-toucher-jusqu-a-50%20000-logements#toc-premiers-l-ments-de-synth-se

5 www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/ONERC_Rapport_2015_Littoral_WEB.pdf

6 www.ecologie.gouv.fr/prevention-des-risques-littoraux-et-des-tsunamis-en-france

7 The Shift Project, Climat, crises : le plan de transformation de l’économie française, Paris, Odile Jacob, 2022

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Questions émissions

en partenariat avec Logo Dixit

Réécriture : Reprise du transport aérien et lutte contre le dérèglement climatique

Questions émissions M. Roger Karoutchi (Sénateur des Hauts-de-Seine - Les Républicains)

A la suite de plusieurs commentaires de votre part sur cet article publié le 5 avril, nous avons fait le choix de vous le soumettre une seconde fois, tout en ajoutant les compléments et modifications nécessaires.

M. Roger Karoutchi attire l’attention de M. le ministre délégué auprès de la ministre de la transition écologique, chargé des transports, sur les contraintes toujours plus fortes qui pèsent sur le secteur du transport aérien en matière environnementale, et son impact sur la compétitivité du transport aérien européen. […]

Contexte

Les sujets de l’aviation et l’aéronautique sont, de nos jours, enclins à polémique et crispation, à la fois du côté des politiques et du grand public. Ces comportements s’expliquent par le fait que le secteur aérien participe au positionnement de la France comme première destination touristique mondiale. L’avion joue également un rôle important dans le désenclavement des territoires et l’animation des échanges nationaux et internationaux.

Cependant, l’aviation civile mondiale a émis environ 2,5% des émissions mondiales de CO2 en 2018 (environ 1,1 GtCO2) et ces émissions ne cessent d’augmenter (+45% entre 2005 et 2019) à cause de la croissance du trafic aérien. A l’échelle de la France, la mobilité longue distance (trajet >80 km du domicile) représente 9% des émissions de GES avec 85% des distances parcourues en avion ou en voiture. Même s’il ne représente que 2% des voyages en France, l’avion long-courrier contribue à l’émission d’1/3 des GES du secteur de la mobilité longue distance. Une réflexion pour la décarbonation de ce secteur paraît donc légitime.

Passer de la contrainte à l’opportunité de résilience

Selon M. Karouchi, « il n’est pas question de remettre en cause les objectifs européens de réduction des émissions » mais « la hausse des prix des billets n’aidera pas [le transport aérien] à retrouver le taux de fréquentation de l’ère pré-Covid ». Faut-il donc supposer conciliables les objectifs de réduction des émissions et de restauration du trafic ?

Supaero Décarbo et The Shift Project indiquent dans leur rapport « Pouvoir voler en 2050 », différentes propositions pour décarboner le secteur de l’aviation tout en prenant en compte les risques qui lui incombent tels que la perte d’emplois, la perte d’un savoir-faire unique ainsi que l’épuisement de ressources fossiles.

En premier lieu, un budget carbone mondial du secteur (quantité totale de GES que le secteur peut émettre d’ici 2050) doit être défini puis, seulement à ce stade, une trajectoire de réduction des GES au niveau national et international, peut être envisagée.

“Pour respecter les objectifs de la Stratégie National Bas Carbone dans le secteur aérien, il existe plusieurs mesures possibles au niveau national :

  • À l’horizon 2025 : la décarbonation des opérations au sol, le remplacement des appareils à turboréacteurs de petite capacité par des turbopropulseurs, la limitation du fuel tankering, la réduction du cost index des vols (ratio entre le coût du temps et le coût du fuel) au minimum.
  • À court terme, il est également nécessaire d’imposer une sobriété dans les usages par la réduction du trafic. Cette mesure doit être mise en œuvre de manière anticipée pour maintenir le secteur sur le long terme tout en maîtrisant ses émissions de GES :
    • Densification des cabines,
    • Limitation du trafic de l’aviation d’affaire,
    • Évolution du système de « miles »,
    • Suppression de l’offre aérienne lorsqu’une alternative ferroviaire de 4h30 existe.
  • À plus long terme :
    • Mise en place d’actions de sensibilisation des parties prenantes et du grand public via, par exemple, l’obligation d’affichage par les entreprises de transports de l’empreinte carbone d’un voyage.
    • Inciter les voyageurs à la réduction du nombre de déplacements pour motifs professionnels (ex : mécanismes d’allègement fiscaux). Pour rappel, les 5% des personnes qui voyagent le plus émettent 50% des émissions de GES en lien avec le transport (en France).

Toutes ces mesures peuvent être appliquées rapidement à l’échelle de la France mais doivent être généralisées à l’international pour être efficaces.

En termes d’emploi, l’industrie aéronautique doit se diversifier, encouragée par la puissance publique, afin de limiter les risques d’un « syndrome de Détroit ». La création d’une Alliance industrielle pour le climat pourrait être une solution. Elle aurait en charge d’élaborer et de conduire de grands programmes d’équipements et de services pour décarboner l’économie, d’accroître à la fois la résilience et la compétitivité de l’industrie européenne.

Croissance de la fréquentation et baisse des émissions : un doux oxymore

Dans son rapport Supaero Décarbo indique que l’un des objectifs primaires de l’aéronautique est la recherche permanente de l’efficacité énergétique. En effet les appareils les plus récents peuvent consommer 15 à 20% de moins que ceux de la génération précédente. Toutefois, les solutions techniques ne suffiront pas à rendre le secteur sobre en énergie et en carbone.

Face aux nombreuses inconnues que le futur nous réserve, toute politique de réduction des émissions de CO2 liées au trafic aérien qui n’inclurait pas la possibilité de réduire la demande expose le secteur à des risques importants quant à sa résilience, et donc sa durabilité.

Un retour aux taux de fréquentation pré-Covid irait à l’encontre des propositions formulées par le Plan de Transformation de l’Économie Française (PTEF) du Shift Project, pour positionner le secteur sur la trajectoire de baisse des émissions fixées par l’accord de Paris.

De plus, la baisse des émissions que permettrait la défragmentation du ciel des États européens, suggérée par ailleurs par le sénateur, s’avérerait dans tous les cas insuffisante et très éloignée de l’objectif de 5% de baisse annuelle par rapport aux émissions actuelles.

Une réflexion sociétale sur le rôle de l’aviation dans un monde bas carbone est la meilleure façon d’intégrer la contrainte climatique dans un vrai projet de transformation, plus sobre en usage.

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