La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2024 | Semaine 09

Chère lectrice, cher lecteur,

La Gazette tente cette semaine un grand écart entre deux sujets que tout oppose au premier abord :

  • la consultation sur la finance durable européenne, d’un accès certes un peu austère mais à l’impact réellement structurant ;
  • le projet de loi sur la fast-fashion, plus concret mais aux enjeux forts également.

Bonne lecture !

Sommaire

Notre sélection de la semaine

Réflexions décarbonées

Notre sélection de la semaine

Proposition de loi visant à réduire l'impact de l'industrie textile

Portée par Anne-Cécile Violland (Horizons)

La mode s’emballe. Plus de 100 milliards de vêtements sont vendus chaque année dans le monde1. En moyenne, un Français achète 40 % de vêtements neufs de plus qu’il y a 15 ans et les conserve moins longtemps2. Ces chiffres éloquents interpellent sur l’impact environnemental d’une industrie textile aux circuits mondialisés dopée par l’essor des enseignes de mode éphémère : la fast-fashion. Cette dernière est associée à un modèle de production de masse, à des prix toujours plus bas et dans des quantités colossales. Alors que le secteur du prêt-à-porter français traverse une crise économique profonde3, les affaires de nombreuses enseignes de mode éphémère sont paradoxalement florissantes4.

Composée de trois articles, la proposition de loi (PPL) portée par le groupe politique Horizons introduit une définition légale de la mode éphémère et le renforcement de l’information des consommateurs sur les impacts environnementaux et les pistes de réemploi comme de recyclage (article 1). Le texte cherche à développer la responsabilité élargie du producteur (REP) textile en s’appuyant notamment sur un renforcement des éco-contributions versées par les entreprises fortement émettrices en GES et celles de la fast-fashion (article 2). Enfin, le texte prévoit d’interdire la publicité pour les produits issus de la mode éphémère (article 3). La gazette de cette semaine sera consacrée à l’analyse du 1er article de la PPL.

Fashion faux-pas pour la planète : une industrie textile aux conséquences écologiques et sociales alarmantes

Avant tout, une remise en contexte globale de l’impact de l’industrie textile sur la planète s’impose. Cette industrie fortement carbonée serait responsable de 2 % à 10 % des émissions mondiales de GES selon les études5, dont la plus grande part est imputable aux procédés de fabrication énergivores6. En France, bien que la part des émissions de l’industrie textile soit relativement faible, la délocalisation massive des activités de production contribue à augmenter l’empreinte carbone7. Par ailleurs, l’industrie textile est régulièrement critiquée pour les conditions de travail et les niveaux de revenus imposés aux ouvriers qui subissent les affres d’un système mondialisé poussant à produire dans les pays « moins-disant » sur le plan social et environnemental8.

Les conséquences environnementales de la mode sont multiples : consommation excessive d’eau, pollutions des sols et des eaux, propagation de microplastiques, utilisation massive de pesticides pour la culture du coton, production de déchets toxiques, etc. Par exemple, environ 20 % des pollutions aquatiques seraient liées aux teintures et aux traitements des textiles9. Le lavage des tissus synthétiques entraîne en outre des rejets de microplastiques dans les eaux qui fragilisent les écosystèmes. Le secteur du textile serait le 3e consommateur mondial d’eau après la culture de riz et de blé10.

Ces dérives sont en grande partie imputables à la mode éphémère qui assimile le vêtement à un produit jetable et incite à la surconsommation. D’après l’exposé des motifs de la PPL, la marque Shein commercialise chaque jour plus de 7 200 nouvelles références par jour. Ces cadences effrénées transforment également les pratiques des marques concurrentes qui renouvellent plus fréquemment leurs collections — quand le rythme était auparavant limité, de manière saisonnière, à deux collections par an11.

Responsabiliser les consomm’acteurs face aux impacts de l’ultra fast-fashion

Afin de mieux la réguler, ce texte propose d’inscrire, pour la première fois dans la loi française, une définition de la mode éphémère comme des « pratiques commerciales de collections vestimentaires et d’accessoires à renouvellement très rapide ». Les entreprises participant à la fast-fashion seront caractérisées d’après des modalités et des seuils, définis par décret, qui devraient notamment comprendre le nombre de nouveaux modèles mis sur le marché par unité de temps, ainsi que la durée moyenne de commercialisation. Bien que cette proposition soit globalement saluée par les professionnels pour son ambition de réduire la concurrence déloyale, certaines ONG12 s’inquiètent d’une définition jugée trop restrictive qui ne ciblerait que l’ultra fast-fashion, empêchant ainsi un traitement plus large du problème13.

Cette proposition renforce ainsi l’affichage environnemental, ainsi qu’une sensibilisation pour allonger la durée de vie des vêtements issus de la mode éphémère. Cependant, la limitation de cet affichage à la fast-fashion en ligne suscite des interrogations quant à son efficacité, compte tenu de l’impact de l’ensemble de la filière textile.

La logique sous-jacente est de modifier les comportements d’achat des consommateurs à l’aide d’une meilleure information sur les impacts environnementaux des produits ou par un signal-prix réduisant l’écart existant entre les produits de la fast-fashion et les autres vêtements. Face à une industrie fortement internationalisée, l’action nationale peut notamment reposer sur la réduction ou l’évolution de la demande vers des produits éco-conçus14.

D’après le CESE, des dispositifs informatifs simples et lisibles, comme les étiquettes énergétiques, ont démontré leur efficacité pour orienter l’achat d’appareils électroménagers moins énergivores15. Ces stratégies demeurent toutefois conditionnées à l’existence d’un bénéfice direct pour le consommateur (ici réduction des factures d’électricité ou alimentation plus saine dans le cas du Nutriscore par exemple). Une expérimentation lancée par l’ADEME avec les filières textiles en 2021/2022 conclut qu’il est possible et souhaitable de déployer un affichage environnemental à large échelle16.

Cependant, miser uniquement sur l’information du consommateur pour lutter contre la fast-fashion et enclencher une transformation significative de la filière apparaît insuffisant. 150 entreprises actives dans le domaine de la mode « durable » appellent les pouvoirs publics à davantage de régulation dans le secteur afin de faire payer les véritables coûts environnementaux générés par l’industrie de la mode17.

Quant au Plan de transformation de l’économie française (PTEF) du Shift Project, il ne contient pas pour le moment d’étude précise du secteur du textile et de l’habillement. Ainsi, seuls sont rappelés les leviers « classiques » en matière de production de biens18, à savoir d’abord agir sur la durabilité (allonger la durée de vie par le réemploi et la réparation) et ensuite sur le recyclage afin de diminuer l’impact de la production de matière première.

La portée du renforcement des exigences imposées aux entreprises, telle que prévue par la PPL (articles 2 et 3) sera examinée en détail la semaine prochaine. 

1 « ADEME. 2018. La mode sans dessus-dessous:« https://multimedia.ademe.fr/infographies/infographie-mode-qqf/

2 La mode sens dessus-dessous, InfographieADEME

3 D’après l’exposé des motifs de la loi : 3e secteur économique en déficit commercial (-12 milliards d’euros, 12% du déficit) et nombreux cas de redressement d’entreprises textiles.

4 D’après l’exposé des motifs de la loi, + 900% de chiffre d’affaires en trois ans pour l’entreprise chinoise Shein.

5 1,2 milliards de t.CO2 eq. en 2021 d’après l’étude de la Fondation Ellen Mac Arthur ; 4 milliards de t.eq. CO2 d’après l’ADEME en 2018.

6 Essentiellement lors des phases de tissage, filage, tricotage et de certains traitements de finition.

7 D’après les douanes françaises, la production textile nationale ne couvrirait que 2,5% des consommations, avec des importations essentiellement en provenance d’Asie sur les phases amont de la production : Empreinte carbone du textile en France – France Industrie

8 L’impact de la mode : drame social, sanitaire et environnemental – Oxfam

9 La mode sens dessus-dessous, InfographieADEME

10 79 milliards litres d’eau sont consommés pour l’industrie de la mode par an (Niinimäki et al., 2020).

11 Mode : les marques accélèrent le renouvellement des collections – Les Échos; L’accélération des collections pousse les marques à anticiper leur calendrier de conception – Fashion Network

12 ActionAid France, Les Amis de la Terre France, Emmaüs France, Fashion Revolution France, France Nature Environnement, Halte à l’Obsolescence Programmée, Max Havelaar France, On Est Prêt et Zero Waste France.

13 Réduire l’impact environnemental de l’industrie textile : des députés s’attaquent à la Fast fashion – La Tribune

14 Notamment composés de matériaux plus vertueux comme le lin, le chanvre, le coton biologique.

15 L’affichage environnemental, levier pour la mise en œuvre de l’économie circulaireCESE

16 Sur la base du cadre européen PEF : Il est recommandé de s’appuyer sur le cadre européen PEF à compléter avec l’intégration des enjeux de fin de vie, de durabilité, de toxicité des procédés de fabrication et des microplastiques. Affichage environnemental dans le secteur des textiles d’habillement et chaussures : expérimentation 2021/2022ADEME

17 Des entreprises du textile prêtes à payer plus pour l’environnement – La Croix

18 Décarboner l’industrie sans la saborder – The Shift Project

▲ Sommaire

Réflexions décarbonées

Réponse du groupe Shifters in Finance à la consultation sur la finance durable européenne

Un peu de contexte

Le règlement européen SFDR1 (Sustainable Finance Disclosures Regulation) a été progressivement mis en application depuis mars 2021 et fait partie des réglementations de l’Union européenne visant à favoriser les investissements durables. Il cherche à améliorer la transparence et la cohérence des informations extra-financières communiquées par les acteurs des marchés financiers, c’est-à-dire les informations liées aux risques et impacts ESG (Environnement, Social, Gouvernance)2. Ce règlement complexe vise à accroître la responsabilité des acteurs dans la prise en compte de ces considérations dans leurs investissements et à faciliter la comparaison des produits financiers sur ce plan, à travers des obligations précontractuelles et des reportings. Il présente des éléments importants pour élaborer une vision globale de l’investissement durable en Europe. Cette démarche commence par la définition de l’investissement durable, puis s’étend à l’instauration de règles uniformes et obligatoires pour l’analyse des risques ESG ainsi que pour le reporting. Elle aboutit finalement à la classification des stratégies d’investissement selon leur degré d’intégration des critères de durabilité. Pour les sociétés de gestion, comme pour les investisseurs particuliers, ces informations doivent permettre une meilleure prise en compte de leurs préférences en termes de durabilité dans le choix des supports d’investissement.

Le règlement a défini tout d’abord trois principes pour l’évaluation d’un investissement durable :

  • les entreprises dans lesquelles se font l’investissement doivent avoir une activité contribuant à un objectif environnemental ou social ;
  • Elles ne causent pas de préjudice important à un autre objectif durable (principe DNSH, Do No Significant Harm3
  • Elles possèdent de bonnes pratiques de gouvernance.

Par ailleurs, pour intégrer le SFDR, les participants aux marchés financiers doivent fournir des informations suivant le principe de « double matérialité » à travers l’identification des risques en matière de durabilité et la mesure des principales incidences négatives (PAI : Principal Adverse Impacts) sur les facteurs ESG. Ces informations sont à produire à l’échelon du gestionnaire et à celui des produits commercialisés.

Enfin, le règlement SFDR définis trois catégories de produits financiers selon un “régime de transparence” définissant la manière dont les critères ESG sont intégrés :

  • les produits régis par l’article 6 ne poursuivent aucun objectif de durabilité,
  • les produits régis par l’article 8 s’engagent à prendre en compte les enjeux de durabilité dans leurs investissements,
  • enfin, ceux régis par l’article 9 présentent clairement un objectif d’investissement durable.

Il s’agissait à l’origine d’une simple classification auto-déclarée par les concepteurs de produits. Elle s’est progressivement transformée en label marketing “green” auprès des investisseurs.

C’est pourquoi, la Commission européenne a souhaité réaliser après une première période d’application un bilan à travers une consultation publique4 auprès notamment des professionnels de la finance, des ONG et des régulateurs, publiée en septembre 2023. Partant du postulat que les informations fournies par le SFDR sont trop complexes et susceptibles de créer de la confusion, cette consultation étudie le point de vue des parties prenantes et introduit également des pistes de réflexion pour d’éventuelles modifications, tant du point de vue des informations publiées que de la catégorisation des produits. Dans ce contexte, les Shifters, à travers le STiF5, ont répondu à cette consultation, qui sera résumée dans une série de trois articles de la Gazette.

Ce qu’en pensent les Shifters du STIF

Dans sa première partie, la consultation visait à évaluer l’efficacité du règlement à atteindre ses objectifs, notamment concernant la transparence des informations ainsi que les défis rencontrés par les acteurs du marché dans la mise en œuvre du dit règlement, comme la clarté des exigences et la disponibilité des données nécessaires aux publications.

Le STIF souligne que la majorité des fonds classés durables selon le SFDR ont des stratégies d’investissement centrées sur le marché des actions, marché très largement de seconde main ou « secondaire » (les actions peuvent changer de mains tous les jours après leur émission à l’origine par l’entreprise, le marché « primaire »). La taille des capitalisations boursières sur lesquelles ces fonds investissent peuvent laisser penser que l’influence sur la stratégie ESG des entreprises est plus limitée. Par ailleurs, le STIF préconise une plus grande intégration des marchés obligataires et du private equity, notamment parce que, dans ce dernier, les principes SFDR sont susceptibles d” avoir un impact plus direct dans les projets et entreprises durables.

Par ailleurs, pour le STIF, le règlement a globalement réussi à accentuer la pression sur les sociétés d’investissement pour qu’elles calculent et communiquent les résultat de leurs différents indicateurs de durabilité, permettant ainsi un renforcement de l’intégration des critères ESG dans la construction des fonds d’investissement. Néanmoins, le règlement étant globalement trop imprécis et insuffisamment restrictif. , le risque de greenwashing reste aujourd’hui important, caractérisé par une différence significative entre les discours et la réalité d’initiatives à impact chez les gestionnaires d’actifs,

Ainsi, pour citer quelques exemples, l’auto-évaluation de matérialité des impacts, l’absence de seuils à atteindre ou de plan d’amélioration, limitent l’impact du règlement, car cela n’incite pas suffisamment les acteurs des marchés financiers à prendre en compte des critères de durabilité et à mettre en œuvre des plans de transition. Et donc, une majorité d’acteurs se conforme à un simple reporting de données ESG. De plus, les exigences de publication dans le cadre des fonds suivant des critères ESG sont imprécises, en particulier dans le cas des produits dits “Article 8”, laissant la place à d’importantes marges de manœuvre dans l’interprétation.

L’impression générale de flou ressortant des publications ne doit toutefois pas être nécessairement considérée comme une volonté de dissimulation de la part des professionnels de la finance. En effet, l’obtention des données nécessaires aux calculs d’indicateurs représente un défi de taille : les entreprises dans lesquelles les sociétés de gestion investissent ne fournissent elles-mêmes pas toujours les informations utiles et d’une a qualité suffisante. Ce flou n’encourage pas toujours une analyse fine des risques et des impacts.

Par conséquent, la standardisation et la mise en qualité des données représentent des enjeux majeurs de la finance durable et les Shifters encouragent la mise en place d’une plate-forme Open-data des données liées au SFDR. En parallèle, la mise en place progressive des différentes réglementations en lien avec la durabilité, notamment la future CSRD (Corporate Sustainabity Reporting Directive), devraient inciter les entreprises à améliorer les informations qu’elles communiquent aux investisseurs et donc permettre des synergies avec la mise en œuvre du SFDR apportant, on l’espère, une application plus uniforme de ce règlement par les investisseurs.

En conclusion, si les acteurs des marchés financiers ont en partie joué le jeu de la transparence, ont été encouragés à mieux mesurer et prendre en compte les critères ESG dans leurs stratégies d’investissement, le règlement dans l’état actuel pousse insuffisamment le secteur financier à intégrer les données extra-financières dans ses pratiques. Il ne permet pas encore de répondre à l’ensemble des objectifs initiaux. Un prochain article sera l’occasion d’explorer les pistes d’amélioration envisagées.

1 Règlement européen SFDR

2 Les critères ESGAMF

3 Do no significant harm – Novethic.fr

4 Consultation SFDR de la Commission européenne

5 Shifters in Finance, groupe visant à éclairer la finance traditionnelle sur ses manquements et les nouvelles possibilités qui s’ouvrent à elle pour se régénérer.

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