La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2024 | Semaine 01

Chère lectrice, cher lecteur,

Après des fêtes que nous espérons avoir été très chaleureuses pour vous et vos proches, la Gazette repart avec énergie… nucléaire en l’occurrence, en faisant un point détaillé sur les SMR, petits réacteurs modulaires.

Nous en profitons pour vous souhaitez une bonne et heureuse année 2024, faite de bonheur et de… décarbonation !

Bonne lecture

Sommaire

Réflexions décarbonées

Réflexions décarbonées

Le SMR, le petit réacteur nucléaire qui voit grand

Portée par la commission de l’énergie (ITRE) du Parlement européen

Le 28 novembre 2023, la commission de l’énergie (ITRE) du Parlement européen a soutenu à plus 70% des voix un rapport d’initiative1 invitant les instances de l’UE à explorer les potentialités des petits réacteurs (nucléaires) modulaires (SMR en anglais) comme source d’énergie propre dans l’Union. En 2021, le président de la République, avait dévoilé le plan d’investissement France 2030 visant à soutenir la transition écologique en favorisant notamment l’émergence d’une offre française de petits réacteurs modulaires (SMR) d’ici 2035, et soutenant l’innovation de rupture dans la filière.

« Small is beautiful »

Ce slogan, apparu dans les années 70 au détour d’un essai d’Ernst Friedrich Schumacher, est de retour en grâce dans le domaine nucléaire. Les Small Modular Reactors (SMR) en anglais, ‘Petits Réacteurs Modulaires’ (PRM) en français, sont à la mode. Il y a encore quelques années, les promoteurs des SMR prêchaient dans le désert.

La donne a progressivement changé pour plusieurs raisons.

L’AIEA définit la notion de ‘small’ dans l’acronyme SMR comme qualifiant des réacteurs produisant moins de 300 MWe (MW électriques), ce qui recouvre une très grande variété de spécimens. Cette puissance réduite influe sur la taille de l’installation, ce qui présente un atout supplémentaire, une insertion plus aisée :

  • sur un site déjà nucléarisé mais qui ne pourrait pas accueillir de gros réacteur,
  • sur le site d’une centrale thermique que l’on convertirait au nucléaire.

Par ailleurs, ces réacteurs peuvent, au moins partiellement, être enterrés et ne nécessitent pas d’ouvrages imposants tels qu’un bâtiment réacteur d’EPR ou de hautes tours aéro-réfrigérantes, ce qui facilite leur intégration dans le paysage et leur permet de s’adapter à des sites insulaires, isolés, ou pour des consommations plus limitées.

Mais, l’enjeu essentiel est financier : changer le paradigme des projets nucléaires pour traiter leurs difficultés croissantes de financement. Gourmands en capitaux, sujets à des durées de construction longues qui souffrent d’aléas divers, les centrales nucléaires ont un poids financier écrasant lié notamment au coût des intérêts d’emprunt.

Un coût du kWh avant tout financier

La modularité des SMR, pré-fabriqués comportant des composants et systèmes pré-testés en usine, n’est pas un simple slogan marketing de plug’n’play : il s’agit avant tout de réduire le temps de construction et, partant, de diminuer le délai entre le besoin de financement pour construire, et la production du premier électron vendu sur le réseau. L’effet évident est de baisser les intérêts intercalaires.

Outre la durée de construction, l’autre facteur financier réside dans la perception du risque qui détermine directement le taux d’intérêt appliqué au projet. Le SMR réduit sensiblement le niveau de risque – financier et global – de la production d’électricité nucléaire grâce à une sécurité nucléaire renforcée par la taille réduite des systèmes, à la maîtrise des délais de construction liée à la modularité et à la maîtrise des coûts résultant de l’effet de série. En réduisant le taux d’intérêt le coût du kWh des SMR pourrait à terme concurrencer celui des réacteurs de puissance qui, en théorie, bénéficient d’un effet d’échelle plus efficace que l’effet de série. Et si l’investissement est réalisé directement par un État et non via des fonds privés, le taux d’intérêt appliqué est celui de l’État souverain : il devient donc attractif et rentabilise le projet.

Et la sûreté ?

La taille réduite des réacteurs favorise la conception de systèmes de protection passifs, c’est-à-dire sans recours à une alimentation ou une intervention externe. Par exemple, plutôt que de mettre en œuvre un système de refroidissement du cœur avec des pompes, secourues par des diesels, eux-mêmes protégés du séisme et des inondations, il peut être suffisant d’immerger ce cœur dans un volume d’eau important, par exemple une piscine, dont l’inertie thermique assurera le refroidissement pendant au moins plusieurs jours. Ce type de solutions est envisageable si le cœur en question n’est pas trop gros.

Quelle place pour les SMR dans le mix énergétique ?

Il ne s’agit pas d’opposer les technologies nucléaires entre elles, ni d’ailleurs les technologies bas carbone. Les réacteurs de puissance ont leur place dans la production de base de pays peuplés possédant un réseau mature et la capacité d’exploiter ce type d’installations en sécurité. L’intérêt des SMR s’affirme pour la production d’électricité localisée dans des zones moins peuplées, y compris dans les pays qui peuvent se permettre d’accueillir aussi de la grande puissance. Il faut donc envisager un mix énergétique dans lequel les SMR assureraient le suivi de charge entre la production de base nucléaire et la production non pilotée des renouvelables (éolien, solaire). Cet équilibre permettrait d’alléger les contraintes sur l’exploitation des réacteurs de puissance, tout en maintenant une production électrique décarbonée.

Ressusciter les PME du nucléaire

L’effet de série induit par les SMR permettrait aussi de reconstituer le tissu industriel nucléaire français et européen moribond. Le discours selon lequel le niveau d’exigence des systèmes et composants de qualité nucléaire tire les industriels vers le haut ne résiste pas toujours à la mise en œuvre concrète : concevoir et fabriquer un mouton à cinq pattes – en l’occurrence un projet d’une spécificité et d’une technicité extrêmes – une fois tous les dix ans ne constitue pas un business model pérenne pour la plupart des PME. Celles qui ont déjà perdu beaucoup d’argent sur les programmes des plus importants EPR – dont l’issue est sans cesse repoussée – hésitent à y retourner.

La filière SMR doit permettre de créer de la demande pour des systèmes et composants plus simples et en plus grande quantité. Ces succès industriels, sans doute plus modestes, donneront de la visibilité à des industriels qui s’engageraient sur la durée, en faisant évoluer progressivement leurs méthodes et outils de production, de façon à réduire les coûts. Il y aura un effet d’apprentissage. Cette approche requiert de planifier une série suffisamment longue de SMR d’une technologie standard, et de conserver les mêmes fournisseurs au moins pour les composants clés.

Susciter des projets européens

Le rapport de la Commission ITRE sur l’Énergie du Parlement Européen1 souligne la nécessité d’offrir de la visibilité aux industriels sur les aspects réglementaires, point important pour le développement d’un nouveau produit nucléaire standard. Deux difficultés se combinent dans ce domaine. Les référentiels des autorités de sûreté pour valider un design de SMR n’existent pas et doivent donc être élaborés en même temps que le produit. La réglementation en matière de sûreté nucléaire n’est pas internationale. Il s’agit d’une activité perçue comme régalienne et chaque pays établit sa propre législation en la matière. Une harmonisation à l’échelle européenne faciliterait le développement d’un design « générique », sans adaptations coûteuses en délai et en ressources, permettant l’émergence d’un produit standard dans toute l’UE. C’est par exemple ce qui a pris corps autour du concept Nuward développé par EDF, avec la constitution du Joint Early Review2 réunissant les autorités française (ASN), tchèque (SUJB) et finnoise (STUK), auxquelles se joindront bientôt les autorités néerlandaises, suédoises et polonaises.

Le rapport d’initiative de la Commission1 souligne l’intérêt de développer un concept européen pour le marché européen compte tenu de la concurrence internationale et de l’enjeu stratégique de cette technologie au regard de la transition énergétique. Le marché est là, mais pas encore la technologie européenne, alors que les premiers modèles chinois ou russes sont opérationnels. Il faudra attendre le début de la prochaine décennie pour lancer les premières constructions en Europe.

Selon l’AIEA (et le rapport1), environ 80 concepts sont développés par 18 pays3. Les SMR dont le développement est le plus rapide sont basés sur la technologie existante des REP (Réacteurs à Eau Pressurisée). On compte 25 concepts dans cette catégorie, dont 4 européens, 2 au sein de l’UE : le TEPLATOR développé par la République Tchèque mais qui ne produit pas d’électricité mais de la chaleur, et NUWARD développé par la filière française. L’objectif de ce dernier est de devenir le modèle de choix pour le marché européen, en invitant les acteurs de la filière industrielle nucléaire européenne à contribuer à son développement.

Relancer une dynamique nucléaire française

Le plan France 2030 produit ses effets sur l’activité industrielle autour du SMR, toutes technologies confondues et suscite de nombreux développements4 :

  • Le NUWARD (EDF), le réacteur de génération III, à eau pressurisée de 2 × 170 MWe vise à remplacer certaines des centrales thermiques en Europe. Une application dite « hybride » permettra également de produire de la chaleur5
  • Le NEEXT Engineering, réacteur de génération IV à neutrons rapides refroidi au plomb (LFR) vise davantage le marché des besoins de l’industrie6.
  • Le NAAREA, réacteurs de génération IV à neutrons rapides et sels fondus (RN-MSR) d’une puissance de 40 MW électrique / 80 MW thermique se concentre davantage sur les débouchés de la chaleur industrielle et du dessalement7.
  • Le Jimmy, réacteur de technologie graphite gaz haute température (HTR) d’une puissance de 10 MW doit remplacer les chaudières industrielles fioul ou gaz8
  • Le Calogena est pour sa part dédié aux réseaux de chaleur pour les villes9.
  • Le Newcleo, réacteur de génération IV à neutrons rapides refroidis au plomb10 utilise quant à lui du combustible nucléaire recyclé (MOX)

Le CEA développe également d’assez nombreux projets :

  • Le HEXANA, réacteur de génération IV à neutrons rapides refroidis au sodium avec stockage de la chaleur de 2 × 400 MW thermique11
  • Blue Capsule Technology (CEA) : réacteur de génération IV à combustible Triso au sodium, de 150 MW thermique / 50 MW électrique12.
  • STELLARIA: pile à combustible régénératrice de combustibles usés, à base d’un réacteur à sels de chlorure stable de 100 MW électrique et 250 MW thermique13.
  • ARCHEOS: réacteur calogène de 20 à 200 MW thermique à eau légère4
  • Otrera Energy: revisite la technologie des SMR pour développer des centrales de cogénération plug and play14.

On peut donc espérer que, parmi les nombreux candidats, certains parviendront à surmonter les défis techniques et réglementaires et à survivre à la concurrence internationale.

Pour les Shifters, ces solutions techniques nucléaires doivent prendre leur place dans le mix énergétique français et européen, et donc la transition énergétique. En effet, le Plan de transformation de l’économie française (PTEF) du Shift Project s’est positionné en faveur d’un mix énergétique comprenant une grande partie d’énergie nucléaire et donc prévoit des investissements rapides et soutenus dans la filière15. Le rapport « L’évaluation énergie-climat du PTEF » du Shift Project met l’accent sur l’urgence qu’il y a à amorcer les travaux car la décarbonation de l’économie passe par une électrification de nos usages afin de remplacer les hydrocarbures. Le défi est donc de produire de l’électricité décarbonée et d’en produire davantage (20% de plus environ). Les investissements dans l’énergie nucléaire auront donc un rôle important mais ils ne suffiront pas, il faudra également massifier l’installation d’énergies renouvelables et avoir recours au levier de sobriété.

1 Rapport d’initiative de la commission sur les PRM

2 Joint Early Review, Nuward

3 Petits réacteurs modulaires, Agence internationale de l’énergie atomique

4 Usine nouvelle, les dix pépites françaises des SMR

5 NUWARD

6 NEEXT Engineering – V2

7 NAAREA – Une énergie décarbonée & décentralisée

8 Accueil

9 Réseau de chaleur, vers la décarbonation du chauffage, Calogena

10 Home – newcleo, Futurable Energy

11 Hexana : Système Nucléaire Modulaire Et Flexible De 4e Génération

12 BLUE CAPSULE, Nuclear Valley

13 STELLARIA, Nuclear Valley

14 Otrera

15 L’évaluation énergie-climat du PTEF

▲ Sommaire

La gazette du carbone résulte du travail des bénévoles de l'association The Shifters, essentiellement réalisé sur la base de l’expertise du Shift Project. Son objectif est d'informer sur les opportunités que présente l'arsenal juridique français pour décarboner notre société.
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