La gazette du carbone

Pour un arsenal juridique décarbonant

The Shifters - Les bénévoles du Shift Project

Chaque semaine, nos propositions tirées de l’expertise du Shift Project pour intégrer les enjeux climatiques au débat parlementaire.

2023 | Semaine 28

Bon matin chères lectrices et chers lecteurs !

Les premiers vacanciers ont déjà rejoint nos forêts et nos campagnes. Mais se doutent-ils des controverses qui enflent sous les frondaisons et les granges, pourtant d’habitude si calmes et idylliques ? Pour plus de détails, suivez les enquêtes minutieuses et palpitantes de nos reporters infatigables :

  • Aménagement du territoire et biodiversité : Suspension de chantiers forestiers par l’Office français de la biodiversité
  • Agriculture : La « ferme France » peut-elle être compétitive sans être résiliente ?

Bonne lecture !

Sommaire

Notre sélection de la semaine

Questions émissions

Notre sélection de la semaine

La "ferme France" peut-elle être compétitive sans être résiliente ?

Portée par le Sénat

Le Sénat a adopté le 23 mai dernier une proposition de loi pour « un choc de compétitivité en faveur de la ferme France »1 .

Trois articles controversés

Cette proposition de loi est controversée en ce qu’elle prévoit, notamment, le retour de la pulvérisation aérienne de produits phytopharmaceutiques (article 8), la possibilité pour le ministre de l’Agriculture de passer outre les décisions de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) (article 13) et l’autorisation de mégabassines (article 15).

Plus particulièrement, concernant les possibilités offertes au ministre chargé de l’Agriculture, l’article 13 de la proposition de loi prévoit qu’il « peut, par arrêté motivé, suspendre une décision du directeur général [de l’ANSES], après avoir réalisé une balance détaillée des risques sanitaires, environnementaux et de distorsion de concurrence avec un autre État membre de l’Union européenne ».

À ce stade, aucun texte ne précise de quelle manière cette balance devra être effectuée.

L’analyse des Shifters

Le système agricole français est confronté à des difficultés majeures, en raison du contexte tant climatique (sécheresse hivernale) que social (déclin du nombre d’agriculteurs) et économique (inflation). La question de sa compétitivité s’impose ainsi dans l’actualité comme un enjeu apparemment crucial.
Pour autant, un « choc de compétitivité » ne saurait être une réponse adaptée au contexte plus général dans lequel il convient d’analyser la situation de l’agriculture.

La biodiversité s’effondre à un rythme inégalé, ce qui compromet de fait le maintien de fonctions essentielles telles que la pollinisation, la régulation des bio-agresseurs ou l’entretien de la fertilité des sols2 dans les écosystèmes cultivés. Il est désormais couramment admis que l’utilisation massive des pesticides a des impacts catastrophiques sur l’ensemble de la biodiversité, touchant tous les niveaux des réseaux trophiques (chaînes alimentaires)3 .

En outre, notre système alimentaire est très largement dépendant de ressources non renouvelables, dont les énergies fossiles4 . En particulier, la synthèse industrielle d’engrais azotés par le procédé de Haber-Bosch emploie de grandes quantités de gaz naturel. Les engrais phosphatés ou potassiques, également abondamment utilisés, sont pour leur part issus de mines dont l’exploitation nécessite des excavatrices, des bulldozers et des camions alimentés en pétrole5 .

La production agricole est indispensable ; néanmoins, afin de faire face aux dérèglements climatiques, il est nécessaire de rendre notre système agricole et alimentaire davantage résilient.

Les recommandations du Shift Project pour l’agriculture

Le Plan de transformation de l’économie française (PTEF), porté par The Shift Project, pose deux grands objectifs : réduire les émissions de GES du secteur pour atteindre la neutralité carbone en 2050, et permettre à la production française de faire face au dérèglement climatique afin d’assurer la sécurité alimentaire sur le territoire. Ces deux exigences, qui répondent à la fois aux engagements de l’Accord de Paris et aux bouleversements climatiques à venir, ne semblent pas pouvoir être satisfaites par un “choc de compétitivité” tel que porté par cette proposition de loi.

À l’horizon 2050, le PTEF prévoit une inéluctable diminution de la production6 , des importations et de l’élevage intensif, et une augmentation des filières de proximité, de la disponibilité alimentaire (les cultures destinées aux animaux sont redirigées vers l’alimentation humaine). Pour s’adapter au réchauffement climatique et au nouveau contexte économique et écologique, l’agriculture devra devenir moins dépendante des transports, de l’utilisation des ressources et des intrants. Ce nouveau modèle est clairement en opposition avec les articles de la proposition de loi votée au Sénat.

Dans ses travaux sur le sujet, The Shift Project préconise notamment de généraliser les pratiques agroécologiques, dont deux grands principes sont l’usage économe des ressources (eau, engrais, énergie) et une meilleure protection des milieux (eau, sols, biodiversité). Les trois articles de la proposition de loi semblent contraires ces deux principes et seraient plutôt des freins à la transformation en une agriculture plus résiliente.

Afin de démocratiser les pratiques agroécologiques, le PTEF recommande également d’allouer des efforts substantiels de recherche à l’adaptation des cultures et des élevages, notamment concernant les sujets suivants7 :

  • les rotations culturales et l’optimisation de la balance entre besoins en eau et sécurité alimentaire ;
  • le rôle des arbres dans l’adaptation des parcelles cultivées aux fortes chaleurs et aux sécheresses ;
  • l’optimisation des stratégies locales de gestion de la ressource en eau en fonction de la nature des nappes et du régime des précipitations (stockage dans les sols ou en surface, aménagement du paysage ou des cours d’eau, etc.)
  • les modes de gouvernance autour de la ressource en eau, anticipation et gestion des conflits d’usage.

Conclusion

La double contrainte du secteur (qui contribue au changement climatique en y étant le plus vulnérable) requiert un changement de modèle d’agriculture. Or la proposition de loi vise à sauver un type d’agriculture à la fois très émissif et peu résilient (caractérisé entre autres par une monoculture intensive, une production dépendante des engrais chimiques, des énergies fossiles et des flux d’importations et exportations élevés) au moment même où il faudrait de toute urgence poser les bases et planifier le déploiement d’une agriculture à l’impact fortement réduit sur les écosystèmes, qui soit résistante aux aléas climatiques, plus locale, intégrée au maillage territorial, qui produise moins mais nourrisse mieux.

1 www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1263_proposition-loi

2 Les Greniers d’Abondance, « Vers la résilience alimentaire, faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires ».

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 The Shift Project, Vers un PTEF en faveur du climat et de la résilience – Agriculture et alimentation, « Le système alimentaire après transformation »

7 The Shift Project, Vers un PTEF en faveur du climat et de la résilience – Agriculture et alimentation, « Objectif 7 » et « Objectif 8 »

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Questions émissions

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Suspension de chantiers forestiers par l'Office français de la biodiversité

Portée par M. Vincent Segouin (Sénateur de l'Orne - Les Républicains)

M. Vincent Segouin (Sénateur de l’Orne – Les Républicains) a interrogé le 11/05/23 le ministre de la Transition écologique sur la suspension des chantiers forestiers conduits par la Société Forestière de la Caisse des dépôts, un des plus importants gestionnaires forestiers français privés1 . Cette suspension fait suite à une décision de l’Office français de la biodiversité (OFB), fondée sur le Code de l’environnement, qui permet d’interdire toute destruction d’habitat et de suspendre tout chantier en forêt ou sur bosquet.

M. Segouin s’inquiète pour les entreprises forestières qui sont ainsi mises en difficulté. La décision de l’OFB est critiquée et des mesures durables sont demandées pour soutenir les entreprises du bois. Le ministre de la Transition écologique a répondu en indiquant qu’un plan de plantation d’un milliard d’arbres a été annoncé, et des consultations sont en cours pour trouver un compromis entre biodiversité et exploitation forestière.

Rappelons que la forêt en France couvre 30 % du territoire ; les deux tiers de cette surface sont aujourd’hui exploités par l’homme. Chaque année, 71 millions de mètres cube de bois sont récoltés et l’équivalent de 7 millions de mètres cube sont importés. Par ailleurs, la forêt française constitue un puits de carbone de près de 87 millions de tonnes de CO2 chaque année2 .

La controverse

L’article 411-1 du code de l’environnement3 vise à protéger des espèces dites sensibles ou en voie de disparition, afin de concilier la nécessaire activité humaine avec la préservation de l’environnement. L’article de loi interdit de porter atteinte aux espèces sensibles ou menacées, soit directement soit indirectement en détruisant, sous certaines conditions, leur habitat notamment.

Selon Patrick Bertrand, directeur de l’OFB, “il ne s’agit pas de stopper les travaux mais de prendre ses précautions pour veiller autant que possible à ne pas porter atteinte“. Parmi les bons réflexes :

  • éviter si possible le travail sur le sous-étage forestier ou le reporter en dehors de la période sensible (15 mars au 15 août) ;
  • éviter les coupes rases sur des grandes surfaces afin de préserver des zones de report ;
  • se renseigner sur la présence d’espèces ou d’habitats sensibles.

Néanmoins, selon le président des Entrepreneurs des territoires des Hauts-de-France (syndicat professionnel), ces prescriptions sont compliquées à respecter en pratique : « compliqué de voir tous les nids en haut des arbres ». Il estime qu’un manque de pédagogie et un recours trop rapide aux sanctions sont la cause de la fermeture des chantiers de la Société Forestière, qui a craint d’être sanctionnée au pénal pour récidive4 . La chasse en hiver contraint également les forestiers à travailler au printemps et en été, période plus sensible pour la reproduction des espèces.

La priorité selon le Shift Project : adapter les forêts au réchauffement climatique

Rappelons les différentes modalités par lesquelles la forêt permet de lutter contre le changement climatique :

  • séquestration du carbone lors de la croissance des arbres ;
  • constitution d’un puits de carbone lors de l’utilisation de produits bois à longue durée de vie dans la construction ;
  • substitution des produits bois à des matériaux de construction à forte empreinte carbone (béton, acier) ;
  • substitution des produits bois à des énergies fossiles pour la production d’énergie.

The Shift Project estime, dans son Plan de transformation de l’économie française (PTEF), que la contribution des produits bois à la diminution des émissions de GES restera limitée. C’est l’adaptation des forêts au changement climatique qui doit selon lui rester le premier objectif des stratégies de gestion. En effet, l’aggravation des sécheresses, les incendies plus fréquents, l’activité accrue et la migration des insectes et pathogènes risquent de provoquer un important dépérissement dans les forêts. Or s’il est reconnu que la diversité des essences est un facteur de résilience [5] , les avis divergent sur la capacité des forêts à s’adapter suffisamment rapidement sans intervention humaine6 .

Préconisations en matière d’exploitation et de gestion forestière

The Shift Project propose d’augmenter de 140 % l’utilisation de produits bois dans la construction / rénovation d’ici 2050. Ceci passe notamment par une hausse de près de 40 % de la production de bois d’œuvre, avec la valorisation de nouvelles ressources (gros bois, feuillus). La biomasse servira également davantage au chauffage des logements (en direct ou au travers de réseaux de chaleur), néanmoins des efforts conséquents d’isolation devront permettre une baisse globale de la demande en bois de chauffage par rapport à la situation actuelle.

Globalement, The Shift Project estime donc que le taux de prélèvement en 2050 pourra être équivalent (très légère hausse) à ce qui est pratiqué aujourd’hui tout en assurant des volumes récoltés plus importants, en jouant sur plusieurs leviers :

  • augmentation des surfaces gérées : en valorisant notamment les ressources hors forêts (haies et arbres en plein champ) ;
  • meilleure valorisation des feuillus et des gros bois ;
  • renforcement de la hiérarchie des usages pour les bois de qualité intermédiaire ou peu demandés ;
  • fabrication de produits bois privilégiant ceux à longue durée de vie.

Une activité créatrice d’emploi

Enfin, un sujet sous-jacent à la question soulevée par M. Segouin : celui de l’emploi. Dans son PTEF, The Shift Project estime que l’augmentation de l’activité du secteur forestier nécessite une création nette de l’ordre de 30 000 emplois pour un secteur qui en compte actuellement 171 000. Ces emplois seront nécessaires pour assurer la gestion des forêts, la fabrication de produits bois ainsi que la plantation, l’entretien et la valorisation des nouvelles haies.

Conclusion

La conciliation de l’activité humaine avec la préservation de l’environnement n’est certes pas toujours simple. Il est donc indispensable de construire une feuille de route réaliste, en concertation avec les différentes parties prenantes. Il reste qu’une certaine fermeté voire la perspective de sanctions sont parfois nécessaires pour faire évoluer les perceptions et les attitudes dans certaines milieux professionnels.

1 www.senat.fr/questions/base/2023/qSEQ23050399G.html

2 PTEF – Forêt et bois

3 Article 411-1 du code de l’environnement

4 Débat : Concilier travaux et protection en forêt

5 Du Bus de Warnaffe et Angerand, Gestion forestière et changement climatique, une nouvelle approche de la stratégie nationale d’atténuation.

6 ONERC, L’arbre et la forêt à l’épreuve d’un climat qui change.

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